Effectivement, Lena avait payé très cher tout ce qui lui venait de lui. Son coup de foudre pour le jeune homme avait été sanctionné par deux divorces, dont l'un au moins, par sa rapidité, faisait figure de classique dans les annales de la séparation. Après avoir quitté Mortimer et renoncé à son titre de duchesse de Sunderland, Lena s'était retrouvée dans les bras de son propre beau-frère. Sans transition. Désemparée, elle avait accepté son invitation de se rendre à Portofino à bord du
Il avait tenu, par esprit sadique, à ce que les noces aient lieu dans la propriété qu'il avait refusé d'acheter à Irène qui n'en avait connu de près que la fosse à purin.
Le jour du mariage était arrivé. Devant le perron du château, un échantillonnage varié des plus luxueuses voitures du monde. Une centaine d'invités, amis « intimes », participant à une cérémonie à laquelle Kallenberg avait voulu conférer un caractère bon enfant et campagnard. Au cours du déjeuner, Barbe-Bleue se penchait fréquemment sur sa nouvelle épouse et l'embrassait avec des airs de propriétaire parvenu, afin que nul n'en ignore. A un moment, il glissa sur ses genoux un écrin de cuir noir. Elle l'ouvrit. Il contenait une extraordinaire parure de diamants, celle-là même que Louis XV avait offerte à Marie Leczinska pour la remercier de lui avoir donné un dixième enfant.
« Elle te plaît? demanda Herman.
— Mettez-la autour du cou!… » crièrent quelques invitées.
Lena la passa. Il y eut des murmures admiratifs dans la grande salle et Kallenberg comprit qu'il en avait eu pour son argent. Puis, en dix secondes, prit place l'événement qui allait transformer cette atmosphère de liesse raffinée et plutôt discrète en une stupéfiante explosion. En cet instant précis, Barbe-Bleue allait vider son verre et s'apercevait que celui de Lena était vide. Il fit un signe à un valet qui s'avança, un flacon de vieux bordeaux à la main. Pendant qu'on la servait, Lena, par hasard leva les yeux et subit le choc de sa vie : en face d'elle, de l'autre côté de la table, beau comme un prince et vêtu d'une livrée de domestique, Fast! Sûr de lui, un sourire vaguement ironique sur les lèvres, il accrocha son regard. Fascinée, les yeux rivés, à ces extraordinaires yeux bleus, Lena pensa qu'elle allait vomir, ou s'évanouir. Son cœur se mit à cogner dans sa poitrine comme un moteur de grosse cylindrée dans la carcasse trop frêle d'un tacot. En une seconde, des pensées folles l'habitèrent : qu'est-ce qu'elle faisait là? Ah! oui, elle se mariait!… Avec qui? Elle ne savait plus… Pourquoi?… Elle l'ignorait… Et lui, lui qu'elle aimait, comment était-il là? Des décharges électriques lui partirent des orteils pour prendre son corps à l'abordage. Fast!… Fast!… L'envie brutale qu'elle avait de lui était si forte que, paradoxalement, elle en était désincarnée, absente à tout et à tous, ailleurs, à des milliers d'années de lumière, emportée par ce courant magnétique qui la rattachait à ce regard aussi solidement qu'un câble d'acier.
« Comme votre robe est belle!… » s'extasia son voisin de gauche. Sa robe? quelle robe? Elle se sentait toute nue, transparente au regard de Fast, et désireuse de l'être. Elle le vit lui faire un signe, imperceptible pour tout autre qu'elle. Après quoi, il dit deux mots à un maître d'hôtel qui haussa les épaules d'un air agacé et contrarié. Puis, sans se retourner, il quitta la pièce.
« … à Capri, Acapulco, Hong-kong, sans compter que…
— Hein?… Quoi?
— Je te demande à quel endroit tu souhaites que nous fassions notre prochain voyage. A quoi penses-tu? »
Herman la dévisageait d'un air inquisiteur… Sans mentir, elle répondit :
« Je crois que je vais être heureuse… Veux-tu m'excuser un instant? »