— Enlève ta casquette crétin! Planque-la! »
Tout en parlant, il défaisait lui-même le nœud de sa cravate qu'il jetait à ses pieds, ouvrait le col de sa chemise, remontait celui de sa veste et ébouriffait ses cheveux. Son goût du travesti lui permit, en une seconde, une métamorphose radicale qu'il compléta en ôtant ses grosses lunettes d'écaille. Il ressemblait maintenant à n'importe quel petit employé de ministère, homme entre deux âges, un peu fripé, un peu fatigué.
« Tourne où tu peux! Dégage!
— Il n'y a pas de rue, monsieur.
— Fourre-toi dans le garage, à gauche!
— Il est fermé, monsieur. »
Le Grec réalisa alors que toutes les devantures de fer des boutiques avaient été baissées. C'était effrayant : il était coincé dans une Rolls Royce en plein milieu d'un flot de manifestants dont les vagues venaient déferler contre une muraille de C.R.S.! Pas d'issue, aucune possibilité de dégager, rien! La voiture roulait au pas des étudiants qui ne paraissaient toujours pas la voir, agglutinés contre les portières, les pare-chocs, escortant en quelque sorte cette provocation. De plus en plus nerveux, Socrate lança, à tout hasard, quelques pauvres sourires qui ne reçurent aucun écho. Paniqué, s'attendant au pire, certain maintenant qu'il était pris entre les mâchoires d'une tenaille qui allait se refermer sur eux pour les écharper, il réussit à redonner à sa voix un semblant de fermeté :
« Je descends, Louis, je vous attends plus loin… »
Le chauffeur ne pipa pas. Il commençait à comprendre. Il vit son patron plonger dans la masse et s'y perdre, marchant au rythme des autres, se dissolvant parmi eux. Puis, le miracle… Au moment où la Rolls, bloquée de tous côtés, n'allait plus pouvoir faire un mètre, Louis vit sur sa gauche une petite rue en sens interdit. Avec une douceur infinie, il braqua lentement le volant, prenant bien soin de n'effleurer personne. Il craignit un instant que la ruelle ne fût qu'une impasse, mais non, elle s'appelait la rue du Chant et comportait réellement une issue. Apparemment, les manifestants l'avaient négligée. Louis eut envie de chanter. En débouchant dans la rue du Cardinal-Lemoine, il tomba sur le Grec qu'il faillit ne pas apercevoir tant il était devenu un homme quelconque. Un signe discret, un léger coup de frein, une portière qui se ferme, S.S. était redevenu son passager. Sauf qu'au lieu de monter à l'arrière, il s'était réfugié près de lui, sur le siège avant. Dents et lèvres serrées, il articula très vite, à la manière des gangsters des années trente :
« Barre-toi, connard! Vite! Tu vois pas qu'ils vont faire la révolution! »
Louis donna un coup d'accélérateur et la Rolls bondit en avant, s'éloignant de ce calme affreux qui précède les guerres. Le lendemain, les journaux du monde entier affichaient à la une ce qui allait devenir les « événements de Mai 68 ».
Dun fit un signe au patron de la boîte.
« Qui c'est, le boudin, là-bas?
— Comment? Tu ne sais pas! Mais c'est la fille de Satrapoulos!
— Non?
— Mais si!
— Dis donc, qu'est-ce qu'elle est tocarde!
— A partir de cent millions de dollars, toutes les femmes sont belles.
— Qui la baise?
— J'en sais rien.
— Elle baise ou pas?
— Comment veux-tu que je le sache? J'ai pas couché avec!
— Salaud! Ce serait bien la seule! Qui c'est les types, avec elle?
— Des fils à papa, des petits cons. Helliokis a son bateau à Cannes.
— Tu peux m'arranger le coup?
— Je la connais pas bien. C'est la deuxième fois qu'elle vient.
— Merde, vas-y, quoi!
— Qu'est-ce que je lui dis?
— Dis-lui qui je suis et demande-lui si elle veut venir prendre un verre.
— Ça va. J'essaie. »
Dun vit Carlos louvoyer entre les groupes de danseurs, s'approcher de la table aux minets, échanger avec eux quelques phrases. Pendant que tout le monde riait de ses plaisanteries, Carlos se pencha vers la jeune fille et lui murmura quelque chose à l'oreille. Instinctivement, Raph lissa ses cheveux de la main. Maria se tourna dans sa direction et lui lança un coup d'œil. Raph lui fit un sourire. Maria, à son tour, chuchota quelques mots à l'intention de Carlos. Carlos sourit, quitta la table et revint vers Dun, précieux messager qui allait peut-être permettre au reporter de réaliser un scoop qu'il attendait — et ses créanciers avec — depuis des semaines. C'était du gâteau, cette petite! A la une de tous les grands magazines internationaux, son nom représentait de l'or en barre. Pour peu qu'elle accepte de poser pour des photos, Dun pourrait retourner au Ritz et régler ses arriérés.
« Qu'est-ce qu'elle a dit? interrogea-t-il avidement.
— Elle a dit que tu pouvais l'inviter à danser.
— Merde! On va encore dire que je détourné des mineures!
— Pourquoi, c'est faux?
— Pas du tout, mais ça fait mauvais genre. Tant pis, j'y vais. »