C'était Jeff qui avait déclenché le cirque. Inquiet de ne pas voir Achille revenir sur le terrain dans les délais, il avait attendu deux heures mortelles. Puis, fou d'inquiétude, il avait prévenu le Grec, lui rapportant mot pour mot le dialogue qu'il avait eu avec son fils. Pas une seconde, il n'avait pensé à son propre sort, n'envisageant même pas que son aveu allait lui coûter sa carrière. Jeff aimait Achille. Quand le gosse avait eu ses quatorze ans, il lui avait servi de mentor, de nounou, de conseiller et de gorille, choisissant lui-même avec un soin de mère jalouse les premières filles qu'il avait mises dans son lit. A vrai dire, il n'avait pas eu grand-chose à lui apprendre. Achille montrait de telles dispositions que ses partenaires sortaient hagardes de ses bras, exigeant un supplément financier pour les prouesses sexuelles auxquelles elles avaient été contraintes.
A l'annonce de la catastrophe, le Grec avait eu une réaction de lutteur. Il avait immédiatement organisé les recherches à l'échelon national, montant lui-même à bord de son hélicoptère personnel pour diriger les opérations. Il pensait que le Bonanza avait pu avoir une avarie au large. Mais son fils était un pilote trop aguerri pour y laisser la vie. Achille avait dû réussir à se poser en vol plané et à quitter son avion avant qu'il ne coule. Le silence de sa radio de bord était éloquent : il n'avait pas perdu une seconde peur envoyer un message. A l'heure actuelle, il devait se trouver quelque part au large, attendant que les sauveteurs le retrouvent. Là encore, pas de danger : Achille était un remarquable nageur capable de tenir l'eau pendant des heures. Seulement, où?
A cinq heures du matin, l'aube se leva. Un brouillard bleuté sembla monter de la mer. Quelques instants plus tard, presque sans transition, le soleil apparut dans un nuage doré.
A huit heures, on n'avait toujours rien trouvé.
A dix heures, le Q.G. installé à bord de l'aviso reçut le message radio d'un avion de chasse :
« Tache d'huile repérée à… »
Suivaient les coordonnées. Ce fut la ruée des vedettes. Sur un diamètre d'une centaine de mètres, l'huile formait une croûte liquide circulaire, moirée de noir, de violet et de bleu-vert. Tous les bateaux mirent en panne. Le Grec demanda qu'on sonde la mer pour en évaluer la profondeur : quinze cents mètres. A ce niveau-là, il était pratiquement impossible de renflouer une épave, au cas improbable où on aurait pu la repérer.
Comme il était impensable que Achille eût pu en être le prisonnier, il fallait donc qu'il se trouvât ailleurs. En tout cas, c'est le raisonnement que tint son père au commandant de l'aviso. Les officiers échangèrent un bref regard et le commandant ordonna de poursuivre les recherches en surface.
Quant au Grec, sans même vouloir entendre les timides objections qu'on lui opposait, il exigea qu'on mette en branle un énorme dispositif pour commencer les opérations de renflouage :
« Il va nous falloir beaucoup de temps…
— N'en perdez pas davantage! Commencez tout de suite, jour et nuit! »
Des remorqueurs partirent de la côte, traînant dans leur sillage des docks flottants hérissés de grues. On ne savait pas s'ils pourraient jamais remonter quoi que ce soit, en tout cas, ils étaient en route. Sur place, les pontonniers de la marine de guerre installèrent leurs radars et jetèrent leurs sondes. Sur des kilomètres, une nuée d'avions de reconnaissance faisaient du rase-vagues à la recherche du naufragé. Quand tomba la première nuit, Achille n'avait toujours pas été retrouvé. On décida de poursuivre les recherches à la lueur d'énormes projecteurs. Pendant ce temps, les spécialistes essayaient en vain de localiser l'épave. Figé, granitique, le visage comme mort, le Grec était partout à la fois. Il n'avait pas dormi depuis quarante-huit heures. Au cours de son existence, il avait passé des nuits entières sans prendre le moindre repos, pour devenir le plus riche, le plus puissant. Maintenant, ces efforts lui paraissaient minuscules, dérisoires. La peur abominable qui le tenaillait lui donnait brusquement le sens du relatif : le vrai trésor, celui qu'on néglige parce qu'il nous semble un dû, c'était la vie.
En pleine nuit, vers les quatre heures du matin, on lui apporta un message qui lui arracha un rictus nerveux. Il était signé Kallenberg et précisait :
Le Grec en fit une boulette qu'il ne jeta même pas, elle glissa simplement de ses mains.