« Réglez les détails avec ces messieurs, Hubert. Payez. »
Il s'ébroua, s'essuya le visage à l'aide d'un mouchoir et s'éloigna dans un immense silence, sans que nul ne fasse un geste pour le retenir.
Trois quarts d'heure plus tard, il arrivait à la villa, le sang coulant toujours d'une entaille à l'arcade sourcilière. Il tendit un gros billet au chauffeur de taxi qui n'avait pas osé lui poser de questions :
« Ça va… Gardez. »
Irène, qui était en train d'essayer des maillots de bain dans le salon, le regarda passer, interdite :
« Herman! »
Il ne lui répondit pas et se dirigea vers la salle de bain. Elle y pénétra sur ses talons :
« Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce que tu as fait? Qu'est-ce qui t'arrive? »
Il avait l'air sonné, hébété. Il ne réagit pas quand elle s'empara d'une serviette pour lui essuyer sa plaie :
« Tiens-la plaquée sur ton front… Attends… Ne bouge pas… »
Elle ouvrit une petite armoire murale, en tira du coton, de l'alcool à 90°, du mercurochrome, examina la blessure, la nettoya :
« Ce n'est pas profond… »
Enfant enfin, le gigantesque Herman se laissait faire docilement, ce qui faisait monter au visage d'Irène des bouffées de tendresse réelle. S'il avait toujours été comme cela, dépendant d'elle, acceptant ses secours, au lieu de vouloir lui imposer sa volonté! Barbe-Bleue ouvrit la bouche :
« J'ai eu un petit accident… Je suis passé avec la Cadillac à travers la paroi du quatrième étage du garage… Ce n'est rien…
— Non, mon chéri, ce n'est rien… Laisse-moi te soigner. »
Du coup, elle oubliait la raclée de la veille, les injures, leur guerre permanente, rendue subitement à sa dimension de femme, d'épouse de guerrier qui panse, apaise, caresse, endort et console…
« Tu vas aller t'étendre dans notre chambre… »
« Notre chambre »! Alors qu'ils faisaient chambre à part depuis la première semaine de leur mariage! Ce possessif commun lui était naturellement venu aux lèvres, comme si cet événement l'avait rendue solidaire de son mâle blessé. Sans protester, Herman déplia son immense carcasse et, à pas lents, se rendit où on l'avait prié de se rendre. Lorsqu'il fut sur le lit, Irène l'abandonna pendant quelques instants pour demander du thé et du whisky à sa femme de chambre. Elle revint au chevet de Herman, passa ses doigts dans sa chevelure et lui gratta la tête doucement. Elle se trouvait un peu ridicule, car c'était la première fois qu'elle risquait un tel geste, ni érotique ni hostile, ces deux versants inversés de la passion. C'était affectueux, tout simplement. Dans la mesure où elle sentait avoir une chance d'exister pour lui, elle était prête à se ranger à ses côtés, contre les autres, et fut interdite d'éprouver un sentiment pareil pour un homme dont la règle du jeu exigeait que chacun d'eux essayât de détruire l'autre. Peut-être y avait-il sur terre des couples ayant un but commun, des intérêts identiques?
Irène se mit à réfléchir et constata que, depuis son enfance, elle n'avait jamais subi (et pratiqué) que la duplicité. Depuis son plus jeune âge, elle savait que son père trompait sa mère d'une façon éhontée. Pourquoi se comportait-il d'une certaine façon lorsqu'il était avec des étrangers, et d'une autre parmi les siens? A quel moment avait-il joué son véritable personnage, en famille ou à l'extérieur? Elle s'aperçut qu'elle ne savait presque rien de Mikolofides et, pour la première fois, l'imagina autrement qu'avec les yeux d'une gosse craintive, hostile et terrifiée par son père.
Elle entendait la respiration régulière de Kallenberg, profonde comme en état de sommeil. Pourtant, il ne dormait pas. Il avait des yeux grands ouverts, fixés sur le plafond. Elle observa ces yeux. Au centre de la pupille, épinglées dans le bleu, il y avait de minuscules taches vertes :
« Tu as du vert dans les yeux. »
Herman ne répondit rien. Irène, tout naturellement, s'allongea à ses côtés, lui souleva la tête et passa le bras dessous. Elle s'enhardit même à se blottir contre lui, protectrice de son propre protecteur, mère de son tourmenteur. A quoi pensait-il?
« A quoi penses-tu? »
Il soupira profondément :
« Je suis emmerdé. »
C'était la première fois qu'il lui communiquait l'un de ses états d'âme. Elle le serra encore plus fort dans ses bras. Elle avait lu les journaux, bien sûr, mais n'arrivait pas à comprendre en quoi Herman était lié aux histoires de Satrapoulos et de sa mère.
« C'est grave?
— Assez, oui… »
Il lui répondait! Elle en fut parcourue par une espèce de frisson électrique, en ressentant comme de la fierté. Malgré elle, elle laissa échapper une stupidité qui allait sans doute briser cet instant rare :
« Tu es de quel signe? »
Il ne hurla pas, ne haussa pas les épaules, ne quitta pas la pièce en l'injuriant. Simplement :
« Bélier… Pourquoi?
— Comme ça… Ça m'est venu à l'esprit.
— Tu y crois?
— Je ne sais pas. Mais Satrapoulos, oui. Lena m'a raconté que Socrate ne faisait jamais rien sans aller consulter son astrologue. »
Elle le sentit se raidir :
« Un astrologue?