Qu’en Angleterre le parti de la reine se trouvât en difficulté, et que l’impopularité de Roger Mortimer devînt chaque jour plus grande, Monseigneur d’Artois haussait les épaules. L’Angleterre, ces jours-là, ne l’intéressait pas, non plus que les lainiers des Flandres qui, pour les avantages de leur commerce, multipliaient les ententes avec les compagnies anglaises.
Mais que maître Andrieu de Florence, chanoine-trésorier de Bourges, fût pourvu d’un nouveau bénéfice ecclésiastique, ou que le chevalier de Villebresme passât à la Chambre aux deniers, ah ! voilà qui était chose importante et ne pouvait supporter sursis ! C’est que maître Andrieu, avec le sire de Villebresme, était des huit commissaires nommés pour instruire le procès d’Artois.
Ces commissaires, Robert les avait désignés à Philippe VI et pratiquement choisis… « Si l’on prenait Bouchait de Montmorency ? Il nous a toujours loyalement servis… Si l’on prenait Pierre de Cugnières ? Voilà un homme avisé que chacun s’accorde à respecter… » De même pour les notaires, dont ce Pierre Tesson depuis vingt ans attaché d’abord à l’hôtel de Valois, puis à la maison de Robert.
Jamais Pierre Tesson ne s’était senti si important ; jamais il n’avait été traité avec tant de familière amitié, comblé d’autant de pièces d’étoffes pour les robes de son épouse, et de petits sacs d’or pour lui-même. Néanmoins il était fatigué, parce que Robert harcelait son monde et que la vitalité de cet homme était tout bonnement épuisante.
D’abord Monseigneur Robert était presque toujours debout. Sans arrêt il arpentait son cabinet, entre les hautes figures de saints. Maître Tesson ne pouvait décemment s’asseoir en présence de si grand personnage qu’un pair de France. Or les notaires ont l’habitude de travailler assis. Maître Tesson peinait donc à soutenir son sac de cuir noir qu’il n’osait poser sur les brocarts, et dont il extrayait les pièces l’une après l’autre ; il redoutait d’achever ce procès avec un mal de reins pour la vie.
— J’ai vu, dit-il répondant à la question de Robert, l’ancien bailli Guillaume de la Planche, qui est présentement détenu au Châtelet. La dame de Divion était allée le visiter auparavant ; il a bien témoigné comme nous l’attendions. Il demande que vous n’oubliez point de parler à messire Miles de Noyers pour sa grâce, car son affaire est mauvaise et il risque fort d’être pendu.[11]
— Je veillerai à ce qu’on le relâche ; qu’il dorme tranquille. Et Simon Dourier, l’avez-vous entendu ?
— Je ne l’ai pas entendu encore, Monseigneur, mais je l’ai approché. Il est prêt à déclarer par-devant les commissaires qu’il était présent le jour de 1302 où le comte Robert II, votre grand-père, peu avant de défunter, dicta la lettre qui confirmait votre droit à l’héritage d’Artois.
— Ah ! Fort bien, fort bien.
— Je lui ai promis aussi qu’il serait repris dans votre hôtel et pensionné par vous.
— Pourquoi en avait-il été chassé ? demanda Robert.
Le notaire esquissa le geste courbe de quelqu’un qui met de l’argent dans sa poche.
— Bah ! s’écria Robert, il est vieux à présent, il a eu le temps de se repentir ! Je lui donnerai cent livres l’an, le logement, et les draps.
— Manessier de Lannoy confirmera que les lettres soustraites furent brûlées par Madame Mahaut… Sa maison, comme vous le savez, allait être vendue pour payer ses dettes aux Lombards ; il vous a grande grâce de lui avoir conservé un toit.
— Je suis bon ; cela ne se sait pas assez, dit Robert. Mais vous ne m’apprenez rien sur Juvigny, l’ancien valet d’Enguerrand ?
Le notaire baissa le nez d’un air coupable.
— Je n’en obtiens rien, dit-il ; il refuse ; il prétend qu’il ne sait pas, qu’il ne se souvient plus.
— Comment ! s’écria Robert, je suis allé moi-même au Louvre, où il est pensionné pour faire bien peu, et je lui ai parlé ! Et il s’obstine à ne pas se souvenir ? Voyez donc si on ne peut le mettre un peu à la question. La vue des tenailles l’aidera peut-être à dire la vérité.
— Monseigneur, répondit le notaire tristement, on tourmente les prévenus, mais pas encore les témoins.
— Alors apprenez-lui que, si la mémoire ne lui revient pas, ses gages seront supprimés. Je suis bon ; encore faut-il qu’on m’y aide.
Il saisit un chandelier de bronze qui pesait bien quinze livres et le fit sauter, tout en marchant, d’une main dans l’autre.
Le notaire pensa à l’injustice divine qui accorde tant de force musculaire à des gens qui ne l’emploient que pour s’amuser, et si peu aux pauvres notaires qui ont leur lourd sac de cuir noir à porter.
— Ne craignez-vous pas, Monseigneur, si vous supprimez à Juvigny ses gages, qu’il ne puisse les retrouver de la main de la comtesse Mahaut ?
Robert s’arrêta.
— Mahaut ? s’écria-t-il, mais elle ne peut plus rien ; elle se terre, elle a peur. L’a-t-on vue à la cour ces temps-ci ? Elle ne bouge plus, elle tremble, elle sait qu’elle est perdue.
— Dieu vous entende, Monseigneur, Dieu vous entende. Certes, nous gagnerons ; mais cela n’ira pas sans encore quelques petites traverses…