Son père, pourvu d’un haut emploi au temps du Roi de fer, en avait été destitué par Enguerrand de Marigny, et la fortune de la famille en avait grandement souffert. La chute du tout-puissant Enguerrand avait été pour Pierre de Machaut une revanche personnelle ; le grand jour de sa vie restait celui où, comme écuyer du roi Louis Hutin, il avait conduit Monseigneur de Marigny au gibet. Conduit, c’était manière de dire ; accompagné, plutôt, et pas au premier rang, mais parmi nombre de dignitaires plus importants que lui. Toutefois, les années passant, ces seigneurs l’un après l’autre étaient décédés, ce qui permettait à messire Pierre de Machaut, chaque fois qu’il racontait ce trajet mémorable, de s’avancer d’une place dans la hiérarchie du cortège.
D’abord il s’était contenté d’avoir défié des yeux messire Enguerrand debout sur sa charrette et de lui avoir bien prouvé par son visage que quiconque nuisait aux Machaut, si élevé fût-il, bientôt en recueillait malheur.
Ensuite, le souvenir embellissant les choses, il assurait que Marigny, pendant cette ultime promenade, non seulement l’avait reconnu mais encore s’était adressé à lui en disant tristement :
— Ah ! c’est vous, Machaut ! Vous triomphez à présent ; je vous ai nui, je m’en repens.
Aujourd’hui, après quatorze ans écoulés, il semblait qu’Enguerrand de Marigny allant à son supplice n’ait eu de paroles que pour Pierre de Machaut et, de la prison jusqu’à Montfaucon, ne lui eût rien celé de l’état de sa conscience.
Petit, les sourcils gris joints au-dessus du nez, la jambe raidie par une mauvaise chute en tournoi, Pierre de Machaut continuait de faire soigneusement graisser des cuirasses qu’il n’endosserait plus jamais. Il était vaniteux autant que rancunier, et Robert d’Artois le savait bien qui avait pris la peine d’aller le visiter deux fois pour qu’il lui parlât justement de cette fameuse chevauchée auprès de la charrette de messire Enguerrand.
— Eh bien ! contez donc tout cela aux commissaires du roi qui viendront vous demander témoignage sur mon affaire, avait dit Robert. Les avis d’un homme aussi preux que vous l’êtes sont choses d’importance ; vous éclairerez le roi et vous acquerrez grande gratitude de sa part comme de la mienne. Vous a-t-on jamais pensionné pour les services que votre père et vous-même rendîtes au royaume ?
— Jamais.
Quelle injustice ! Alors que tant d’intrigants, de bourgeois, de parvenus, s’étaient fait mettre pendant les derniers règnes sur la liste des dons de la cour, comment avait-on pu oublier un homme d’aussi grande vertu que messire de Machaut ? Oubli volontaire, à n’en pas douter, et inspiré par la comtesse Mahaut qui avait toujours eu partie liée avec Enguerrand de Marigny !
Robert d’Artois veillerait personnellement à ce que cette iniquité fût réparée.
Si bien que lorsque le chevalier de Villebresme, toujours flanqué du notaire Tesson, se présenta chez l’ancien écuyer, celui-ci ne mit pas moins de zèle à répondre aux questions que le commissaire à les poser.
L’interrogatoire eut lieu dans un jardin voisin, comme c’était l’usage de justice, les dépositions devant être faites en lieu ouvert et à l’air libre.
À entendre Pierre de Machaut, on eût cru que l’exécution de Marigny s’était passée l’avant-veille.
— Ainsi, disait Villebresme, vous étiez, messire, devant la charrette quand le sire Enguerrand en fut descendu auprès du gibet ?
— Je suis monté dans la charrette, répondit Machaut, et d’ordre du roi Louis X je demandai au condamné de quelles fautes de gouvernement il voulait s’accuser avant de comparaître devant Dieu.
En réalité, c’était Thomas de Marfontaine qui avait été chargé de cet office, mais Thomas de Marfontaine était mort depuis longtemps…
— Et Marigny continua de se donner pour innocent de toutes les fautes qui lui avaient été reprochées pendant son procès ; il reconnut néanmoins… ce sont ses propres paroles où l’on retrouve bien sa fourberie… « Avoir pour des causes justes accompli des actions injustes ». Alors je lui demandai quelles étaient ces actions, et il m’en cita plusieurs, comme d’avoir destitué mon père, le sire de Montargis, et aussi d’avoir soustrait aux registres royaux le traité de mariage du feu comte d’Artois afin de servir l’intérêt de Madame Mahaut et de ses filles, les brus du roi.
— Ah ! c’est donc lui qui fit accomplir ce retrait ? Il s’en est accusé ! s’écria Villebresme. Voilà qui est important. Notez, Tesson, notez.
Le notaire n’avait pas besoin de cet encouragement et grattait son papier avec entrain. Le bon témoin que ce sire de Machaut !
— Et savez-vous, messire, demanda Tesson prenant à son tour la parole, si le sire Enguerrand fut payé pour cette forfaiture ?
Machaut eut une légère hésitation et ses sourcils gris se froncèrent.