Tout semblait devoir se dérouler selon le plan parfaitement agencé par Robert d’Artois, quand à l’aube même du jour fixé pour le Conseil des pairs, arriva un évêque anglais, au visage chafouin, aux yeux fatigués, sortant d’une litière couverte de boue, et qui venait représenter les droits de la reine Isabelle.
III
CONSEIL POUR UN CADAVRE
Plus de cervelle dans la tête, plus de cœur dans la poitrine, ni d’entrailles dans le ventre. Un roi creux. Les embaumeurs, la veille, avaient terminé leur travail sur le cadavre de Charles IV. Mais cela faisait-il grande différence avec ce que ce faible, indifférent, inactif monarque avait été durant sa vie ? Enfant attardé que sa mère appelait « l’oison », mari trompé, père malheureux vainement entêté à travers trois mariages à assurer sa succession, souverain constamment gouverné, d’abord par un oncle puis par des cousins, il n’avait servi à rien d’autre qu’au logement du principe royal. Il y servait encore.
Au bout de la grand-salle à piliers du château de Vincennes, reposait, raide sur un lit d’apparat, sa dépouille habillée de la tunique azurée, du manteau fleurdelisé, et la tête encastrée dans la couronne.
Les pairs et les barons, réunis à l’autre extrémité, voyaient briller, éclairés par les buissons de cierges, les pieds bottés de toile d’or.
Charles IV allait présider son dernier conseil, dit « conseil dans la chambre du roi », puisqu’il était censé gouverner encore ; son règne ne serait officiellement terminé que le lendemain à l’instant où son corps descendrait dans la tombe, à Saint-Denis.
Robert d’Artois avait pris l’évêque anglais sous son aile, tandis qu’on attendait les retardataires.
— En combien de temps êtes-vous venu ? Douze jours depuis York ? Vous n’avez pas traîné à chanter messe en route, messire évêque… un vrai train de chevaucheur !… Votre jeune roi, a-t-il eu de joyeuses noces ?
— Je le pense. Je n’ai pu y prendre part ; j’étais déjà sur mon chemin, répondit l’évêque Orleton.
Et Lord Mortimer, était-il en bonne santé ? Grand ami, Lord Mortimer, grand ami, et qui parlait souvent, au temps où il était réfugié à Paris, de Monseigneur Orleton.
— Il m’a conté comment vous le fîtes évader de la tour de Londres. Pour ma part, je l’ai accueilli en France et lui ai donné les moyens de s’en retourner un peu plus armé qu’il n’était arrivé. Ainsi nous avons fait chacun la moitié de la besogne.
Et la reine Isabelle ? Ah ! la chère cousine ! Toujours d’aussi grande beauté ?
Robert ainsi amusait le temps, pour empêcher Orleton de se mêler aux autres groupes, d’aller parler au comte de Hainaut ou au comte de Flandre. Il connaissait Orleton de réputation, et s’en méfiait. N’était-ce pas l’homme que la cour de Westminster utilisait pour ses ambassades auprès du Saint-Siège, et l’auteur, à ce qu’on disait, de la fameuse lettre à double sens :
Alors que les prélats français avaient tous coiffé leur mitre, Orleton portait simplement son bonnet de voyage, en soie violette, à oreillettes fourrées d’hermine. Robert nota ce détail avec satisfaction ; cela retirerait de l’autorité à l’évêque anglais quand il prendrait la parole.
— C’est Monseigneur Philippe de Valois qui va être régent, murmura-t-il à Orleton comme s’il confiait un secret à un ami.
L’autre ne répondit pas.
Enfin la dernière personne attendue pour que le Conseil fût au complet entra. C’était la comtesse Mahaut d’Artois, seule femme convoquée à cette assemblée. Elle avait vieilli, Mahaut ; ses pas semblaient haler avec peine le poids de son corps massif ; elle s’appuyait sur une canne. Son visage était rouge sombre sous les cheveux tout blancs. Elle adressa de vagues saluts à la ronde, alla asperger le mort, et vint s’asseoir, lourdement, à côté du duc de Bourgogne. On l’entendait haleter.[4]
L’archevêque-primat Guillaume de Trye se leva, se tourna d’abord vers le cadavre du souverain, fit le signe de croix, lentement, puis demeura un moment en méditation, les yeux vers les voûtes comme s’il demandait l’inspiration divine. Les chuchotements s’étaient arrêtés.
— Mes nobles seigneurs, commença-t-il, quand la succession naturelle fait défaut à la dévolution du pouvoir royal, celui-ci retourne à sa source qui est dans le consentement des pairs. Telle est la volonté de Dieu et de la Sainte Église, laquelle en fournit l’exemple par l’élection de son suprême pontife.
Il parlait bien, Monseigneur de Trye, avec une belle éloquence de sermon. Les pairs et barons ici conviés allaient avoir à décider de l’attribution du pouvoir temporel dans le royaume de France, d’abord pour l’exercice de la régence et ensuite, car sagesse veut de prévoir, pour l’exercice de la royauté même, dans le cas où la très noble dame la reine faillirait à donner un fils.