Si Philippe de Valois jusqu’à ce jour n’avait pas encore étonné l’Europe par ses talents, on lui accordait toutefois confiance. Il brillait en tournois, qui étaient sa passion ; l’ardeur qu’il y déployait n’était pas chose négligeable.
— Philippe, tu seras régent, je m’y engage, disait Robert d’Artois. Régent, et peut-être roi, si Dieu le veut… c’est-à-dire si dans deux mois la reine, ma nièce,[2]
qui est déjà grosse jusqu’au menton, n’accouche pas d’un fils. Pauvre cousin Charles ! Il ne verra pas cet enfant-là qu’il souhaitait tant. Et même si ce doit être un garçon, tu n’en exerceras pas moins la régence pour vingt ans. Or, en vingt ans…Il prolongeait sa pensée d’un grand geste du bras qui en appelait à tous les hasards possibles, à la mortalité infantile, aux accidents de chasse, aux desseins impénétrables de la Providence.
— Et toi, loyal comme je te sais, continuait le géant, tu agiras pour qu’on me restitue enfin mon comté d’Artois que Mahaut la voleuse, l’empoisonneuse, détient injustement, ainsi que la pairie qui s’y rattache. Songe que je ne suis pas même pair ! N’est-ce pas bouffon ? J’en ai honte pour ta sœur qui est mon épouse.
Philippe avait abaissé par deux fois son grand nez charnu, et fermé les paupières d’un air entendu.
— Robert, je te rendrai bonne justice, si je suis mis en état de l’administrer. Tu peux compter sur mon soutien.
Les meilleures amitiés sont celles qui se fondent sur des intérêts communs et la construction d’un même avenir.
Robert d’Artois, auquel aucune tâche ne répugnait, se chargea d’aller à Vincennes faire entendre à Charles le Bel que ses jours étaient comptés et qu’il avait quelques dispositions à prendre, comme de convoquer les pairs de toute urgence, et de leur recommander Philippe de Valois pour assurer la régence. Et même, afin de mieux éclairer leur choix, pourquoi ne pas confier à Philippe, dès à présent, le gouvernement du royaume, en lui déléguant les pouvoirs ?
— Nous sommes tous mortels, tous, mon bon cousin, disait Robert, éclatant de santé, et qui faisait trembler par son pas puissant le lit de l’agonisant.
Charles IV n’était guère en capacité de refuser, et trouvait même du soulagement à ce qu’on le délivrât de tout souci. Il ne songeait qu’à retenir sa vie qui lui fuyait entre les dents.
Philippe de Valois reçut donc la délégation royale et lança l’ordre de convocation des pairs.
Robert d’Artois, aussitôt, se mit en campagne. D’abord auprès de son neveu d’Évreux, garçon jeune encore, vingt et un ans, de gentille tournure, mais assez peu entreprenant. Il était marié à la fille de Marguerite de Bourgogne, Jeanne la Petite comme on continuait de l’appeler bien qu’elle eût à présent dix-sept ans, et qui avait été écartée de la succession de France à la mort du Hutin.
La loi salique, en fait, avait été inventée à son propos et afin de l’éliminer, ceci d’autant plus aisément que l’inconduite de sa mère jetait un doute sérieux sur sa légitimité. En compensation, et pour apaiser la maison de Bourgogne, on avait reconnu à Jeanne la Petite l’héritage de Navarre. Mais on s’était peu hâté de tenir cette promesse, et les deux derniers rois de France avaient gardé le titre de roi de Navarre.
L’occasion était belle, pour Philippe d’Évreux, s’il avait ressemblé tant soit peu à son oncle Robert d’Artois, d’ouvrir là-dessus une énorme chicane, de contester la loi successorale et de réclamer au nom de sa femme les deux couronnes.
Mais Robert, usant de son ascendant, eut vite fait de rouler comme poisson en pâte ce compétiteur possible.
— Tu auras cette Navarre qui t’est due, mon bon neveu, aussitôt que mon beau-frère Valois sera régent. J’en fais une affaire de famille, que j’ai posée en condition à Philippe pour lui porter mon appui. Roi de Navarre tu vas être ! C’est une couronne qui n’est pas à dédaigner et que je te conseille, pour ma part, de te mettre au plus tôt sur la tête, avant qu’on ne te la vienne discuter. Car, parlons bas, la petite Jeanne, ton épouse, serait mieux assurée de son droit si sa mère avait eu la cuisse moins folâtre ! Dans cette grande ruée qui va se faire, il faut te ménager des soutiens : tu as le nôtre. Et ne t’avise pas d’écouter ton oncle de Bourgogne ; il ne te conduira, pour son propre service, qu’à commettre des sottises. Philippe régent, fonde-toi là-dessus !
Ainsi, moyennent l’abandon définitif de la Navarre, Philippe de Valois disposait déjà, outre la sienne propre, de deux voix.