En
résumé : un lapin blanc sort d'un chapeau haut de forme et parce que c'est un lapin énorme, ce tour de magie prend plu sieurs milliards d'années. Tous les enfants des hommes naissent à l'extrémité des poils fins de sa fourrure. Ce qui les rend à même de s'étonner de l'impossible tour de passe-passe. Mais en grandissant, ils s'enfoncent de plus en plus dans le creux de la fourrure du lapin. Et ils y restent. Ils s'y trouvent si bien qu'ils n'ont plus jamais le courage de remonter le long des poils. Seuls les philosophes ont le courage de faire le dangereux voyage qui les mène aux frontières extrêmes du langage et de l'existence. Certains retombent dans le fond, mais d'autres s'agrippent aux poils du lapin et encouragent tous les autres hommes qui ne font en bas que boire et se remplir la panse à venir les rejoindre.Mesdames
et messieurs, déclarent-ils, nous flottons dans l'espace !Mais
personne ne prête attention aux mises en garde des phi losophes.Ah
! ceux-là, qu'est-ce qu'ils peuvent nous casser les oreilles ! lancent des voix bien au chaud dans la fourrure.Et
de reprendre :Eh
! tu peux me passer le beurre ? Quel est le cours de la Bourse? Combien coûtent les tomates? Tu savais que Lady Di était à nouveau enceinte?Quand sa mère rentra en fin d'après-midi, Sophie était tou jours en état de choc. Elle avait soigneusement mis à l'abri la boîte avec les lettres de l'inconnu philosophe dans sa cabane. Elle avait beau essayer de faire ses devoirs, son esprit n'arrê tait pas de s'interroger sur ce qu'elle venait de lire.
Dire qu'elle n'avait jamais pensé à tout cela avant! Elle n'était plus une enfant, mais pas non plus tout à fait une adulte. Sophie comprit qu'elle avait déjà commencé à s'enfoncer dans la fourrure du lapin qui sortait du chapeau haut de forme de l'univers. Le philosophe venait d'arrêter sa
chute : il — ou était-ce elle? — l'avait prise par la peau du cou et reposée là où elle avait déjà joué enfant. Et à cette place, tout à l'extrémité des poils fins, elle avait retrouvé un regard neuf sur le monde.
Le philosophe l'avait sauvée. Aucun doute là-dessus. L'inconnu l'avait tirée de l'indifférence du quotidien.
Quand sa mère rentra vers cinq heures, Sophie l'entraîna dans le salon et la poussa dans un fauteuil :
Maman, tu ne trouves pas que c'est bizarre de vivre? commença-t-elle.
Sa mère fut si ahurie qu'elle ne trouva rien à répondre. D'habitude, quand elle rentrait, Sophie était en train de faire ses devoirs.
Euh..., commença-t-elle. Parfois, oui.
Parfois? Mais ce que je veux dire... tu ne trouves pas étrange qu'il
Mais enfin, Sophie, qu'est-ce qui te prend de parler comme ça?
Pourquoi pas ? Tu trouves peut-être que le monde est tout à fait normal, toi ?
Eh bien, oui ! Du moins dans les grandes lignes...
Sophie comprit que le philosophe avait raison. Les adultes
trouvaient que tout dans le monde allait de soi. Une bonne fois pour toutes, ils étaient plongés dans le doux assoupisse ment de leur routine quotidienne.
Peuh ! Tu t'es tellement habituée à ton petit confort que plus rien au monde ne t'étonne, ajouta-t-elle.
Mais qu'est-ce que tu racontes ?
Je dis que tu es beaucoup trop blasée. En d'autres termes, que tu es complètement foutue.
Je t'interdis de me parler sur ce ton !
Alors disons que tu t'es fait ta petite place bien au chaud dans la fourrure d'un lapin blanc qui vient de sortir du chapeau haut de forme de l'univers. Mais c'est vrai, j'oubliais, tu dois mettre les pommes de terre sur le feu, puis tu dois lire ton journal et après tes trente minutes de sieste, tu dois regarder les informations.
Une ombre passa sur le visage de sa mère. Elle alla comme prévu à la cuisine et mit les pommes de terre sur le feu. Puis elle revint dans le salon et c'est elle qui cette fois obligea Sophie à s'asseoir :
J'ai quelque chose à te dire, commença-t-elle.
Sophie comprit au ton de sa voix que c'était du sérieux.
Dis, mon trésor, tu n'as encore jamais touché à la drogue, j'espère?
Sophie eut envie de rire, mais elle comprenait pourquoi sa mère abordait justement ce sujet maintenant.
T'es folle ou quoi ? répliqua-t-elle. Pour devenir