Déjà, d’autres fragments se précisaient. Son credo de faussaire. Les règles qu’il s’était toujours imposées. Jamais d’usurpation d’identité. Jamais d’escroquerie. Jamais d’arnaque aux crédits ou aux banques.
Nono menait une autre croisade.
Il donnait naissance à de nouveaux Français.
Il enfila des gants de latex et attrapa les documents vierges — des e-passeports qui tous affichaient le symbole révélant la présence d’une puce électronique. Du dernier cri.
Il allait attaquer quand une autre idée le traversa. Une mauvaise idée sans doute, mais il était déjà trop tard pour y renoncer. Il balaya sa tignasse des deux mains : il verrait plus tard.
Pour l’heure, il devait se mettre au boulot.
Sauver la peau de Nono.
110
FLEURY-MÉROGIS, Tripale des femmes.
Une rumeur l’arracha à son sommeil torturé.
Ça bruissait, ça parlait, ça marchait dans le couloir. Coup d’œil à sa montre : 10 h du matin. Elle se leva et plaqua son oreille contre la porte. Le brouhaha montait en régime. Les détenues paraissaient excitées. Le vendredi devait être le jour des parloirs famille.
Elle retournait s’allonger quand un cliquetis la fit sursauter. Une gardienne sur le seuil. On la transférait de cellule. On la foutait au mitard. On l’emmenait d’urgence chez le juge au pénal. En quelques secondes, elle imagina tout.
— Chatelet. Parloir.
— J’ai de la visite ?
— Quelqu’un de ta famille, ouais.
Quelque chose se brisa dans sa poitrine. Elle ne se connaissait qu’une seule famille.
— Tu viens ou quoi ?
Elle enfila sa veste à capuche et suivit la matonne. Dans le couloir, elle accorda son pas sur les autres. Fantômes en joggings, tchadors ou boubous. Rires. Baskets à la traîne. Le chemin jusqu’au parloir lui paraissait interminable. Seuls ses battements cardiaques la faisaient avancer. Une nausée violente la tenait à l’estomac.
Sans savoir comment, elle se retrouva dans le couloir de la veille. Bureaux vitrés. Barreaux aux fenêtres. Portes de verre feuilleté. Mais l’atmosphère n’avait plus rien à voir. Des enfants riaient dans les boxes. Un ballon frappait un mur. Un bébé pleurait. Plutôt l’ambiance d’une crèche que celle d’un parloir de prison.
La matonne s’arrêta et ouvrit une porte.
L’homme qui l’attendait, assis derrière la table, tourna la tête.
Ce n’était pas son père.
C’était Mathias Freire.
Par un tour de magie incompréhensible, il était parvenu jusqu’ici, franchissant les contrôles, les vérifications d’identité, les sas de détection…
— Vous n’allez jamais ressortir, fit-elle en s’asseyant de l’autre côté de la table.
— Faites-moi confiance, fit-il posément.
Elle rentra la tête dans les épaules, serra les poings entre ses genoux, prit une profonde inspiration. Sa façon à elle de puiser, au fond d’elle-même, l’énergie nécessaire pour encaisser cette surprise. Elle pensa à son allure. Traits tirés. Décoiffée. Crasseuse. Vêtue comme une convalescente dans un hosto.
Elle releva les yeux et se dit que ça ne comptait pas. Il était bien là, devant elle. Amaigri. Blessé. Fébrile. Il portait des vêtements de prix mais sa gueule avait l’air d’être passée sous un métro. Elle avait tant attendu cet instant… Sans jamais y croire.
— On a pas mal de choses à se dire, fit-il de la même voix calme.
En flashes subliminaux, elle le revit s’enfuir dans le hall du TGI de Marseille. Se faufiler entre les tramways de Nice. Lever son calibre vers les tueurs, rue de Montalembert.
— Le problème est qu’on n’a qu’une demi-heure, poursuivit-il en désignant l’horloge fixée au mur, derrière lui.
— Vous êtes qui aujourd’hui ?
— Votre frère.
L’idée la fit rire. Toujours la tête dans sa capuche, elle frottait ses paumes l’une contre l’autre, comme quelqu’un qui a froid, ou qui est en manque.
— Pour les papiers, comment vous avez fait ?
— C’est une longue histoire.
— Je t’écoute, fit Anaïs, passant au tutoiement.
Mathias Freire — celui qu’elle appelait ainsi — parla des trois meurtres. Le Minotaure. Icare. Ouranos. Il expliqua qu’il souffrait du syndrome du voyageur sans bagage. Il évoqua les trois personnalités qu’il avait traversées. Freire, le psychiatre, à partir de janvier 2010. Janusz, le clochard, de novembre à décembre 2009. Narcisse, le peintre fou, de septembre à octobre…
Aucune surprise de ce côté-là. Elle avait tout deviné, ou presque. Mais elle découvrait d’autres faits. Freire avait été le premier présent auprès du cadavre d’Icare — Fer-Blanc l’avait vu sur la plage. D’autre part, le mot russe « Matriochka » jouait un rôle clé dans l’affaire mais il ignorait lequel.
— Aujourd’hui, demanda-t-elle, vous en êtes à quel personnage ?
— Celui qui a précédé Narcisse. Un dénommé Nono.
Elle éclata d’un rire nerveux. Il sourit en retour.
— Arnaud Chaplain. J’ai été ce type au moins cinq mois.
— Qu’est-ce que vous faisiez dans la vie ?
— Laissez tomber.