La main l’empoigna par le col et le poussa vers un tabouret de bar — un des rares encore debout. Chaplain tourna enfin la tête et découvrit le numéro deux. Un homme assez jeune, aussi mince qu’un cintre, noyé sous un flight-jacket de cuir brun. Il tenait un calibre automatique dans sa main droite.
Sous une mèche huileuse, son visage était fin, régulier, presque angélique, mais sa peau ravagée par des cicatrices d’acné. Les commissures de ses lèvres s’étiraient anormalement, lui donnant l’air de sourire perpétuellement. Ses yeux, profondément enfoncés sous les sourcils, cillaient à une vitesse inhabituelle. Comme ceux d’un serpent ou d’un lézard.
— Content de te revoir.
Il avait un accent slave. Chaplain comprit que ces mecs comptaient parmi les clients qu’il avait appelés dans la journée. Il ne parvenait pas à répondre. À peine à respirer. Il tremblait par convulsions.
L’homme aux yeux de reptile dit quelque chose à l’autre qui s’agitait toujours. Il semblait lui ordonner de ne plus fumer, de ne plus brûler. Le gars retira sa veste, la piétina avec rage, se dirigea vers les éviers de la cuisine. Il se mit la tête sous le robinet d’eau froide puis alla ouvrir la porte vitrée de l’atelier.
Aucun doute sur l’identité du chef.
— Vraiment content de te revoir.
La phrase était chargée d’ironie. Chaplain se demanda s’il n’allait pas l’abattre, là, tout de suite. Pour rire. L’arme qu’il tenait lui rappelait son Glock. Même canon court, même pontet carré, même matériau spécial qui n’était plus du métal. Il remarqua que l’arme était dotée d’un rail sous le canon, sans doute pour fixer dessus une lampe ou un désignateur laser. Dans quel monde évoluait-il ?
Chaplain hasarda, pour gagner du temps :
— Comment vous m’avez retrouvé ?
— Petite erreur toi. Appelé Amar numéro fixe. Numéro protégé mais pour nous, facile d’identifier ton adresse.
Son français était approximatif et sa voix aiguë, légère. Ses syllabes s’articulaient comme une mécanique en mal d’huile. Arnaud n’avait passé qu’un seul coup de fil de son fixe. Chez les Slaves, où il était question d’un certain Yussef. Il était certain qu’il l’avait devant lui. Quant à l’autre, son agresseur, c’était Amar, celui à qui il avait parlé au téléphone.
Des prénoms musulmans.
Peut-être des Bosniaques…
Il joua encore la montre :
— Vous ne connaissiez pas mon adresse ?
— Nono, quelqu’un de très prudent. T’as changé, visiblement. (Sa voix douce se durcit d’un coup.) Où t’étais, mon salaud ?
Les réjouissances commençaient. Autant jouer la provocation :
— J’ai voyagé.
Aucune réaction. Son visage paraissait taillé dans la pierre. Ses morsures d’acné évoquaient les trous d’une pluie acide.
— Où ?
— Je sais pas. J’ai perdu la mémoire.
Yussef eut un rire qui ressemblait à un roucoulement. Ses paupières battaient toujours. Clic-clic-clic… La trotteuse d’un compte à rebours. Chaplain enchaîna. Il espérait tenir en respect l’homme avec son baratin.
— J’ai eu un accident, je te jure.
— Avec la volaille ?
— Si c’était le cas, je serais pas là pour te parler.
— Sauf si tu nous as donnés.
— Dans ce cas, tu serais plus là pour m’écouter.
Yussef rit encore. Sous sa mèche graisseuse, il avait un maintien étrange. Trop droit. Trop raide. Comme s’il avait des barres de fer à la place des tendons et des vertèbres. Son compagnon l’avait rejoint. Il portait des cloques de brûlures sur le visage. La moitié de sa chevelure noire avait cramé. Pourtant, il paraissait ne rien ressentir. C’était un athlète de plus de 1,80 mètre. Chaplain était sidéré de lui avoir résisté aussi longtemps. L’homme semblait n’attendre qu’une chose : finir ce qu’il avait commencé dans l’escalier.
— Nono, t’es beau parleur. Mais maintenant, faut rendre ce que tu dois à nous.
Plus de doute possible. Nono avait dû escamoter un stock de drogue, ou l’argent correspondant à ce stock, ou les deux. Peut-être tout ça était-il planqué dans le loft. Peut-être avait-il été frappé par sa crise au moment de la livraison. Le miracle était qu’il soit encore vivant.
Chaplain s’accrocha à son sang-froid. Obtenir le maximum de renseignements sur lui-même avant que l’entrevue ne tourne à la séance de torture.
— Y a pas d’arnaque, Yussef.
— Tant mieux.
Il avait risqué le prénom : l’homme-déclic était bien Yussef. Autre information.
— Comment on s’est connus ?
Il lança un regard au gorille qui sourit en retour :
— T’es devenu complètement
— C’est-à-dire ?
— Quand j’t’ai trouvé, t’étais rien qu’un chien galeux. (Il cracha par terre.) Un clodo, une merde. T’avais plus d’papiers, plus d’origine, plus de métier. J’ai tout appris à toi.
— Appris quoi ?