« Assurément, vous avez fait de votre mieux, reprit le magicien ; et j’espère qu’il faudra longtemps avant de vous voir de nouveau pris entre deux aussi terribles vieillards. N’empêche, le Seigneur du Gondor aura plus appris de vous que vous ne le croyez, Pippin. Vous n’avez pas pu lui cacher que Boromir n’a pas dirigé la Compagnie au sortir de la Moria, qu’il y avait parmi vous une personne de haut rang qui se rendait à Minas Tirith, et qu’elle maniait une épée de renom. Au Gondor, on pense beaucoup aux histoires de l’ancien temps ; et Denethor a longuement médité les vers où il était question du
« Il n’est pas semblable aux hommes de son temps, Pippin ; et quelle que soit sa lignée de père en fils, le hasard a voulu que le sang de l’Occidentale coule en lui presque franc ; comme c’est le cas chez son deuxième fils, Faramir, mais non chez Boromir, son préféré. Il a la vue longue. Il peut discerner, pour peu qu’il y dirige sa volonté, une grande part de ce qui agite l’esprit des hommes, même ceux qui demeurent au loin. Il est difficile de l’abuser, et périlleux d’essayer.
« Souvenez-vous-en ! Car vous êtes maintenant lié à son service. Je ne sais ce qui vous a mis cette idée en tête, ou comment elle s’est imposée à votre cœur, mais c’était un geste noble. Je ne l’ai pas empêché, car un acte généreux ne devrait pas être entravé par de froides recommandations. Votre geste l’a touché, en plus de le flatter – si je puis me permettre. Et au moins, vous voilà libre d’aller où bon vous semble à Minas Tirith – quand vous ne serez pas de service. Car il y a un revers à cette médaille. Vous êtes sous son commandement ; et il ne l’oubliera pas. Restez sur vos gardes ! »
Il s’arrêta et soupira. « Eh bien, inutile de ruminer sur ce que demain pourrait apporter. Car demain sera certainement pire qu’aujourd’hui, pour bien des jours encore. Et je ne puis rien faire d’autre qui y changerait quoi que ce soit. L’échiquier est prêt, et les pièces sont en mouvement. Il en est une que je désire vivement trouver : Faramir, le nouvel héritier de Denethor. Je ne crois pas qu’il soit dans la Cité ; mais je n’ai pas eu le temps d’aller aux nouvelles. Je dois partir, Pippin. Il faut me rendre à ce conseil des seigneurs pour y apprendre ce que je pourrai. Mais l’Ennemi a le trait, et il est sur le point d’ouvrir son jeu. Et il est probable que les pions en verront tout autant que les autres, Peregrin fils de Paladin, soldat du Gondor. Affûtez votre lame ! »
Gandalf alla à la porte et se retourna. « Je dois me hâter, Pippin, dit-il. Soyez gentil, quand vous ressortirez… avant même de vous reposer, si vous n’êtes pas trop fatigué. Allez trouver Scadufax pour voir comment il est logé. Ces hommes sont tendres avec les bêtes, car ils sont sages et bienveillants, mais pour le soin des chevaux, ils sont moins doués que d’autres. »
Là-dessus, Gandalf se retira ; et au même moment, on entendit un son clair, le doux tintement d’une cloche dans une tour de la citadelle. Elle sonna trois coups, comme du vermeil dans l’air, puis se tut : la troisième heure depuis le lever du soleil.
Au bout d’un moment, Pippin se rendit à la porte, descendit l’escalier et regarda dans la rue. Le soleil brillait à présent, lumineux et chaud, et les tours et les hautes maisons projetaient des ombres longues et nettement découpées sur leur côté ouest. Haut dans l’azur, le mont Mindolluin élevait son blanc cimier et son manteau de neige. Des hommes armés allaient et venaient dans les rues de la Cité, comme si la sonnerie de l’heure appelait à un changement de poste et de fonction.
« Neuf heures, dirions-nous dans le Comté, se dit Pippin à voix haute. L’heure parfaite pour un bon petit déjeuner près de la fenêtre ouverte au soleil printanier. Et j’ai tant envie de déjeuner ! Ces gens savent-ils ce que c’est, ou bien est-ce déjà fini ? Et quand dînent-ils, et où ? »
Il remarqua bientôt un homme au costume noir et blanc qui déambulait dans l’étroite rue partant du centre de la citadelle. Il se dirigeait vers lui, et Pippin, qui se sentait un peu seul, résolut de lui parler lorsqu’il passerait ; mais c’était inutile. L’homme vint directement l’aborder.
« Vous êtes Peregrin le Demi-Homme ? demanda-t-il. On m’informe que vous vous êtes engagé au service du Seigneur et de la Cité. Soyez le bienvenu ! » Il lui tendit la main et Pippin l’accepta.
« Je me nomme Beregond fils de Baranor. Je ne suis pas de service ce matin, et on m’a envoyé pour vous enseigner les mots de passe, et pour vous dire quelques-unes des nombreuses choses que vous désirez sans doute savoir. Et pour ma part, j’aimerais apprendre de vous également. Car jamais auparavant nous n’avions vu de demi-hommes en ce pays, et bien que nous ayons entendu dire qu’ils existaient, il n’en est à peu près jamais question dans les récits que nous connaissons. De plus, vous êtes un ami de Mithrandir. Parlez-vous souvent avec lui ? »