La vue de Pippin embrassait tout le Pelennor, semé à perte de vue de fermes et de murets, de fenils et de bouveries ; mais nulle part ne voyait-on de bestiaux ou d’animaux d’aucune sorte. De nombreux chemins et sentiers traversaient les champs verts, et il y avait beaucoup d’allées et venues : des convois de chariots se dirigeant vers la Grande Porte, et d’autres qui en sortaient. De temps à autre, un cavalier arrivait au galop, sautait de sa selle et entrait en hâte dans la Cité. Mais les gens et les convois en sortaient surtout, le long de la principale grand-route : elle tournait vers le sud, puis, fléchissant plus rapidement que le Fleuve, contournait les collines et passait bientôt hors de vue. Large et bien pavée, elle était longée du côté droit par une importante piste cavalière, elle-même bordée par un mur. Sur la piste verte, des cavaliers allaient et venaient bon train, mais toute la chaussée semblait engorgée par de grands chariots couverts qui s’acheminaient vers le sud. Toutefois, Pippin s’aperçut bientôt que la circulation était parfaitement ordonnée : les chariots avançaient sur trois colonnes, les uns, les plus rapides, tirés par des chevaux ; d’autres, de grands wagons munis de belles housses multicolores, tirés lentement par des bœufs ; et tout le long du bord ouest de la route, de nombreuses petites charrettes que des hommes traînaient péniblement.
« C’est la route qui mène aux vaux de Tumladen et du Lossarnach, aux villages montagnards, et de là, au Lebennin, dit Beregond. Ce sont là les dernières voitures qui emmènent les vieillards, les enfants, ainsi que les femmes qui doivent les accompagner au refuge. Tous doivent avoir passé la Porte et libéré la route sur une lieue avant le coup de midi, suivant l’ordre qui a été donné. C’est une triste nécessité. » Il soupira. « Peu d’entre eux, sans doute, retrouveront un jour leurs proches. Et s’il y a toujours eu trop peu d’enfants dans cette cité, il n’y en a plus du tout à présent – hormis quelques jeunes garçons qui refusent de partir, et qui pourraient encore trouver quelque tâche à faire : mon fils est de ceux-là. »
Il y eut un silence. Pippin contempla l’Est d’un regard inquiet, comme s’il craignait de voir à tout moment se déverser des milliers d’orques dans les champs. « Que voit-on là-bas ? demanda-t-il, désignant un endroit au milieu de la grande courbe de l’Anduin. Est-ce une autre cité, ou quoi ? »
« C’en était une, répondit Beregond : la plus grande cité du Gondor, dont cette place-ci n’était qu’une forteresse. Car là sont les ruines d’Osgiliath de part et d’autre de l’Anduin, que nos ennemis ont prise et incendiée il y a fort longtemps. Nous ne l’avons pas moins reconquise au temps de la jeunesse de Denethor : non pour y vivre, mais afin qu’elle serve d’avant-poste, ce qui en outre nous a permis de reconstruire le pont pour le passage de nos armes. Puis les Terribles Cavaliers sont sortis de Minas Morgul. »
« Les Cavaliers Noirs ? » dit Pippin, écarquillant les yeux, son regard assombri par une vieille peur soudainement ranimée.
« Oui, ils étaient noirs, dit Beregond, et je vois que vous en savez quelque chose, bien que vous n’en ayez parlé dans aucun de vos récits. »
« Je les connais, dit Pippin à voix basse, mais je ne veux pas en parler maintenant, si près, si près… » Il s’interrompit, levant les yeux au-dessus du Fleuve ; et il lui sembla voir là, obscurcissant sa vision entière, une ombre vaste et menaçante. Étaient-ce des montagnes se dessinant aux limites de la vue, leur découpure comme adoucie par près de vingt lieues d’air embrumé ; ou était-ce seulement une barrière de nuages, dressée devant des ténèbres encore plus noires ? Mais plus il regardait, plus il lui semblait que les ténèbres croissaient et s’amoncelaient, lentement, très lentement, et s’élevaient pour engloutir les régions du soleil.
« Si près du Mordor ? dit doucement Beregond. Oui, il s’étend là-bas au loin. Nous en prononçons rarement le nom ; mais nous avons toujours demeuré en vue de cette ombre : parfois, elle semble plus faible et plus lointaine ; parfois plus proche et plus sombre. Elle grandit à présent, et elle s’assombrit ; ainsi, chez nous, la crainte et l’inquiétude grandissent à proportion. Et les Terribles Cavaliers, il y a moins d’un an, ont repris les passages du Fleuve, et bon nombre de nos plus valeureux ont été tués. C’est grâce à Boromir si l’ennemi a pu enfin être repoussé de notre rive, et nous tenons depuis la moitié ouest d’Osgiliath. Pour quelque temps encore. Mais un nouvel assaut est attendu là-bas. Peut-être le plus grand de la guerre qui approche. »
« Quand ? demanda Pippin. En avez-vous idée ? Car j’ai vu les feux d’alarme il y a deux nuits de cela, et vos estafettes ; et Gandalf a dit que c’était signe que la guerre avait commencé. Il semblait désespérément pressé. Mais tout semble se ralentir de nouveau, à présent. »