« Une grande Ombre est partie », dit Gandalf, puis il rit, et ce son était comme de la musique, ou de l’eau dans un pays asséché ; et, l’écoutant, Sam se rendit compte qu’il n’avait pas entendu un rire, le son de l’absolue gaieté, depuis des jours et des jours sans nombre. Il retentit à ses oreilles comme l’écho de toutes les joies qu’il avait jamais connues. Mais lui-même fondit en larmes. Puis, comme la douce averse passe sur un vent de printemps pour donner lieu à une brillante éclaircie, ses larmes cessèrent, et son rire jaillit, et, riant aux éclats, il sauta à bas du lit.
« Comment je me sens ? s’exclama-t-il. Eh bien, je ne sais pas, comment dire. Je me sens, je me sens… – il agita les bras – je me sens comme le printemps après l’hiver, et le soleil sur les feuilles ; et comme des trompettes et des harpes et toutes les chansons que j’ai entendues de ma vie ! » Il s’arrêta et se tourna vers son maître. « Mais comment va M. Frodo ? demanda-t-il. C’est-y pas dommage pour sa pauvre main ? Mais j’espère qu’il va bien sinon. Il a passé des moments pénibles. »
« Oui, je vais bien sinon, dit Frodo, se dressant sur son séant et riant à son tour. Je me suis rendormi à force de t’attendre, Sam, espèce de marmotte ! Je me suis réveillé de bonne heure ce matin, mais maintenant, il doit être près de midi. »
« Midi ? fit Sam, essayant de calculer. Midi de quel jour ? »
« Le quatorzième de la Nouvelle Année, dit Gandalf ; ou, si vous préférez, le huitième jour d’avril dans le Comput du Comté1
. Mais désormais, au Gondor, le Nouvel An commencera toujours le vingt-cinq de mars, jour où Sauron tomba et où vous fûtes tirés du feu et amenés auprès du Roi. Il vous a soignés, et maintenant, il vous attend. Vous mangerez et boirez avec lui. Quand vous serez prêts, je vous conduirai à lui. »« Le Roi ? dit Sam. Quel roi, et qui est-il ? »
« Le Roi du Gondor et le Seigneur des Terres de l’Ouest, dit Gandalf ; et il a repris tout son ancien royaume. Il doit bientôt chevaucher à son couronnement, mais il vous attend. »
« Qu’est-ce qu’on va mettre ? » demanda Sam ; car il ne voyait que les vieux vêtements en loques qu’ils avaient portés durant leur voyage, soigneusement pliés et posés sur le sol près de leurs lits.
« Les vêtements qui vous ont emmenés jusqu’au Mordor, dit Gandalf. Même les guenilles d’orque que vous avez portées dans la terre sombre, Frodo, seront conservées. Nulle toile ou soierie, ni armure ni blason ne pourrait être plus honorable. Mais plus tard, peut-être, je vous trouverai d’autres vêtements. »
Il tendit alors les mains vers eux, et ils virent que l’une d’elles était étincelante de lumière. « Qu’avez-vous là ? s’écria Frodo. Se pourrait-il… ? »
« Oui, j’ai apporté vos deux trésors. On les a trouvés sur la personne de Sam quand vous avez été secourus, les présents de la dame Galadriel : votre globe, Frodo, et votre boîte, Sam. Vous serez heureux de les retrouver. »
Quand ils furent lavés et vêtus, et eurent pris un léger repas, les Hobbits suivirent Gandalf. Ils sortirent de la hêtraie où ils avaient dormi et passèrent à une longue pelouse verte, éclatante de soleil, et bordée par des arbres majestueux, au feuillage sombre, chargés de fleurs écarlates. Derrière eux montait le son d’une chute d’eau, et un ruisseau coulait devant eux entre des berges fleuries, avant d’atteindre un bosquet vert au bas de la pelouse. Il passait sous un berceau d’arbres, à travers lesquels ils apercevaient un lointain miroitement d’eau.
Comme ils parvenaient à l’orée du bois, ils furent surpris de voir des chevaliers en mailles brillantes et de grands gardes qui se tenaient là, vêtus d’argent et noir, les accueillant avec honneur et s’inclinant devant eux. Puis l’un d’eux sonna d’une longue trompette, et ils descendirent l’allée d’arbres auprès du ruisseau chantant. Ils débouchèrent ainsi dans un grand pré verdoyant, et plus loin s’étendait une large rivière couverte de brume argentée, d’où émergeait une longue île boisée aux rives chargées de navires. Mais dans le champ où ils se trouvaient était assemblée une grande armée, ses rangs et ses compagnies étincelant au soleil. Et comme les Hobbits approchaient, les épées furent tirées et les lances secouées, les cors et les trompettes chantèrent, et les hommes s’écrièrent en un chœur de voix et en plusieurs langues :
Cuio i Pheriain anann ! Aglar’ni Pheriannath !
Daur a Berhael, Conin en Annûn ! Eglerio !
Eglerio !
A laita te, laita te ! Andave laituvalmet !
Cormacolindor, a laita tárienna !