— Luc était un vrai soldat. Mais je te le répète : il manquait de rigueur, de discipline. Il croyait trop au démon pour le combattre efficacement. Je songeai aux objets sataniques découverts par Laure. Le prélat poursuivit :
— Pour lutter contre Satan, il faut savoir le garder à distance. Ne jamais le croire, ne jamais l’écouter. C’est un paradoxe, mais pour l’affronter, dans toute sa réalité, il faut le traiter comme une chimère, un mirage.
J’écrasai ma cigarette contre la pierre, puis fourrai le mégot dans ma poche. Zamorski se tenait droit contre une colonne. Sa carrure, son col blanc, sa brosse grise : tout en lui distillait une netteté, une puissance de guerrier. On éprouvait à son contact une secrète fascination. Et un étrange sentiment de sécurité. Je demandai :
— Et vous, vous croyez au diable ? Je veux dire : à sa réalité physique et spirituelle ?
Il éclata de rire :
— Pour te répondre, il me faudrait la journée. Et peut-être même la nuit prochaine. Tu as lu
— Il y a longtemps.
— Tu te souviens de la citation en exergue ?
— Non.
— Georges Arnaud écrit en substance : « L’exactitude géographique n’est jamais qu’un leurre : le Guatemala par exemple, n’existe pas. Je le sais : j’y ai vécu. » Je pourrais te répondre la même chose sur le diable. « Le Malin n’existe pas. Je le sais : cela fait quarante ans que je lutte contre lui. »
— Vous jouez avec les mots.
Zamorski se leva et libéra ses poumons en un long souffle, marquant ainsi sa lassitude :
— La réalité du démon est partout, Mathieu… Dans toutes ces sectes, où les pires valeurs sont incarnées par des hommes et des femmes corrompus. Dans les asiles psychiatriques, où des schizophrènes sont persuadés d’être possédés. Mais surtout en chacun de nous, à chaque détour de l’âme, quand le désir, la volonté, l’inconscient, choisit l’abîme. Ne peut-on pas en déduire qu’une force magnétique
— Vous croyez donc à une figure maléfique qui préexisterait au monde ? Une puissance incréée, transcendante, qui serait la source du mal dans l’univers ?
Zamorski eut un sourire discret, furtif, comme tourné vers lui-même. Il fit quelques pas et revint vers moi :
— Je crois surtout qu’on a beaucoup de pain sur la planche. Viens. (Il regarda sa montre.) Ton rendez-vous approche.
— Quel rendez-vous ?
— À 17 heures, Manon t’attendra ici même, dans les jardins. Sur le banc que tu vois là-bas.
85
Le jour tombait plus tôt en Pologne. Ou bien un orage couvait. Ou bien ma perception de la lumière n’était plus la même. Quand je revins dans les jardins du cloître, à l’heure dite, il me semblait que les arbres, les buissons, les vitraux sombraient déjà dans l’obscurité. Seuls, des reflets de mercure persistaient entre les feuilles des cyprès, les branches de buis, les personnages aux contours de plomb des fenêtres.
J’avançai dans la cour. Soudain, je distinguai une tache blanche, au pied d’une colonne soutenant un Saint-Stanislas. Je repérai la chevelure claire, qui semblait faire écho à l’angle gris du banc. Impossible de ne pas penser à l’opéra de Massenet
Trois pas encore, et l’émotion me traversa comme une balle dans le torse.
Elle était là. Manon Simonis.
Le fantôme que je côtoyais depuis des jours sans savoir qu’il existait,
Manon était toujours blonde, plutôt châtain clair, mais sa stature n’avait plus rien à voir avec l’enfant chétive des photos. Elle était devenue une femme ronde, athlétique, aux épaules qui se posaient là. Sous un pull blanc à grosses torsades, ses formes étaient massives — et ses mains, à la distance où je me tenais, me paraissaient énormes.
J’avançai encore et discernai son profil. Alors seulement, je retrouvai les traits parfaits de l’enfant de Sartuis. Le nez à lui seul était un modèle de proportions. Droit, doux, il était surplombé par de longs yeux baissés. Manon lisait. Son expression était comme pointilleuse, rehaussée par un sourcil circonspect, sous ses cheveux coiffés en deux versants hippies.
Je toussai. Elle leva la tête et me sourit. Quelque chose de plus fort encore survint. Ce fut si violent qu’il me parut qu’on m’éjectait de moi-même. Un éblouissement. Mais ce n’était déjà plus moi qui l’éprouvais. J’étais devenu une conscience extérieure, un reflet évadé de moi-même, mesurant l’ampleur du phénomène exercé sur mon double. En même temps, une voix me soufflait : « Tu étais prêt pour cela. Toute ton enquête était écrite pour cette rencontre, cette commotion. »