Elle feuilleta machinalement ses pages. Son expression devint grave. Je compris que la première Manon n’était que l’antichambre d’une autre, plus profonde. Maintenant, son visage était dur, tendu, sombre. La jeune fille abritait, comme un secret, un second personnage : grave, sévère, angoissé, d’une beauté nocturne.
Je pris conscience qu’elle parlait toujours :
— Pardon ? Excusez-moi, j’ai du mal à me concentrer…
Elle eut un rire rauque, presque masculin. La lumière revint aussitôt. Ses petites incisives brillaient entre ses lèvres, aussi vives qu’un fragment de neige éternelle :
— On peut se tutoyer, non ? Je disais que j’ai pas souvent de visites, ici.
— Vous… tu t’ennuies ?
— Je m’emmerde carrément, tu veux dire.
Nos répliques paraissaient réglées comme dans un film, sauf qu’elles n’avaient aucune logique, aucune cohérence : on avait mélangé les pages du script.
— Avant, reprit Manon, j’étais étudiante en biologie. J’avais des amis, des examens, des cafés où j’aimais traîner. J’étais guérie de mes peurs anciennes, de mon état d’alerte perpétuel…
Elle avait replié une jambe sous sa cuisse, et tirait sur les franges de son jean :
— Et puis, il y a eu l’été dernier. Ma mère a disparu. Je me suis retrouvée seule face aux flics, menacée par je ne sais quoi, je ne sais qui. Le cauchemar est revenu d’un coup. Andrzej est apparu et il m’a convaincue de venir me réfugier ici. Il est très persuasif. Aujourd’hui, je ne sais plus où j’en suis. Mais au moins, je me sens en sécurité.
La pluie. Une nouvelle fraîcheur se mit à tournoyer dans la galerie. Je conservai le silence. Mon expression devait être sinistre. Manon eut un nouveau rire et me caressa la joue :
— J’espère bien que tu vas rester ! On s’emmerdera à deux !
Le contact de ses doigts m’électrisa. Mon désir disparut au profit d’une sensation plus vaste, plus universelle. Une ivresse qui ressemblait déjà à l’engourdissement de l’amour. J’étais pris au piège. Où était la Manon que j’avais imaginée ? La petite possédée qui avait traversé la mort ? La femme soupçonnée de meurtre, de pacte avec le diable, de propagation funeste ?
— C’est l’heure de Radio Vatican ! s’écria-t-elle en regardant sa montre. C’est la seule distraction, ici. On n’a même pas la télé. Tu le crois, ça ?
Elle se leva. La pluie s’engouffrait dans la galerie avec une liesse bruyante, déposant des gouttelettes sur nos visages :
— Viens. Après, on se fera un petit bortsch !
86
Cette nuit-là, dans ma chambre monacale, j’affrontai mon ennemi le plus intime. Le désert de ma vie sentimentale.
Dans ce domaine, j’avais connu deux périodes distinctes. Le premier âge avait été celui de l’amour de Dieu. Sans faille ni corruption. Jusqu’au séminaire de Rome, il n’avait pas été question pour moi d’aventures féminines. Je n’en éprouvais aucune souffrance, aucun manque : mon cœur était pris. Pourquoi craquer une allumette dans une église remplie de cierges ?
L’illusion tenait. Parfois, bien sûr, des pulsions venaient torturer ma conscience, des silex déchirer mon bas-ventre. J’entrais alors dans un cycle épuisant de masturbations, de prières, de pénitences. Une chambre de torture bien personnelle…
Tout avait changé en Afrique.
La terre, le sang, la chair m’attendaient là-bas. À la veille du génocide rwandais, j’avais franchi la ligne, au fond d’une cabane de tôle ondulée. Je ne m’en souvenais pas. Ou comme on se souvient d’une collision en voiture. Un choc, un bouleversement interne qui annulait toute circonstance extérieure. Je n’avais pas éprouvé la moindre jouissance, le moindre sentiment. Mais j’en avais retiré une certitude : cette femme, éclat de peau, éclat de rire, m’avait sauvé la vie.
J’avais ressenti pour elle une sourde reconnaissance, au nom de cette déflagration, de cette libération survenue en moi. Sans cette rencontre, à terme, je serais devenu fou. Pourtant, ce matin-là, j’avais pris la fuite sans un adieu. J’étais parti comme un voleur, les dents serrées, à travers la ville. Et dans les rues de Kigali, la radio des Mille Collines déversait toujours ses appels à la haine…
Je m’étais réfugié dans une église à Butamwa, au sud de Kigali, et j’avais prié sans dormir durant trois jours, implorant le pardon du ciel, tout en sachant que je ne pouvais rien effacer et que, d’une certaine façon, j’allais maintenant mieux prier, mieux aimer Dieu.
Désormais, j’étais libre. J’avais enfin accepté ma nature : incapable de résister à la chair, à sa violence. Ce n’était pas un problème extérieur — la tentation — mais intérieur : je ne possédais pas ce verrou, cette capacité à dépasser mon propre désir. Enfin, j’étais sincère avec moi-même et j’accédais, d’une manière contradictoire, à une plus grande pureté d’âme. J’en étais là de mes réflexions quand, dans mon repaire, les premiers réfugiés arrivèrent.
On était le 9 avril.
L’avion du président Juvénal Habyarimana venait d’être abattu.