— Vous êtes le flic français ?
Elle souriait et ses lèvres laissaient filtrer un léger reflet d’incisives. Manon s’écarta pour me laisser une place sur le banc. Ce mouvement fit saillir ses formes opulentes. La gamine anémique évoquait maintenant les pin-up blanches et roses des calendriers Playboy. Elle brandit son livre à la couverture jaunie :
— Ils ont ici quelques bouquins en français. Que des trucs religieux. Je les connais par cœur.
Elle énuméra des titres mais je ne les entendais pas. Tous mes sens étaient occultés par le choc de la rencontre. Comme lorsqu’une détonation vous assourdit les tympans, ou qu’une forte lumière vous aveugle. Je fis un effort pour revenir au moment présent.
— Vous savez pourquoi je suis là ? demandai-je.
— Andrzej m’a expliqué. Vous êtes venu m’interroger.
— Vous n’avez pas l’air étonnée par ma visite.
— Je me cache depuis trois mois. Je m’attendais bien à ce qu’on me retrouve. La police adore m’interroger.
Que savait-elle au juste des récents développements de l’enquête ? Etait-elle au courant du suicide de Luc ? De la mort de Stéphane Sarrazin ? Non. Qui aurait pu l’informer ici, entre ces murs austères ? Certainement pas Zamorski. Je m’assis à mon tour. Un goût de papier dans la bouche, je repris :
— Je ne suis pas enquêteur. Pas au sens où vous l’entendez. Je n’ai aucun rôle officiel.
— Qu’est-ce que vous faites là alors ?
— Je suis un ami de Luc. Luc Soubeyras.
Elle secoua la nuque par petits à-coups. Son sourire était enfoui sous ses mèches très lisses. Dans le clair-obscur, elle rappelait les photos de David Hamilton ou les images du « flower power » des Seventies. Colliers de graines et fleurs dans les cheveux. J’étais trop jeune pour avoir connu cette époque — mais je l’avais toujours imaginée comme une période bénie. Une ère d’idéalisme, de révolte, d’explosion musicale. Devant moi, se tenait une de ces fées de jadis.
— Comment va-t-il ? demanda-t-elle distraitement.
— Très bien, mentis-je. Il a été muté. C’est moi qui reprends l’enquête, en douce.
— Alors, vous avez fait le voyage pour rien.
— Pourquoi ?
— Je ne peux rien vous dire. Je ne suis qu’une mademoiselle « non-non ».
Elle pencha la tête de côté et énuméra, sur un ton mécanique :
— Vous rappelez-vous ce qui est arrivé, le 12 novembre 88 ? Non. Savez-vous qui a tenté de vous noyer dans le puits ? Non. Avez-vous des souvenirs du coma qui a suivi ? Non. Avez-vous des soupçons sur le meurtre de votre mère ? Non. Je pourrais continuer comme ça longtemps… À toutes les questions, je n’ai qu’une seule réponse.
Je fermai les yeux et respirai l’odeur de sève et de feuilles qui devenait plus intense. L’humidité s’était invitée avec l’ombre. C’était bien un orage qui couvait mais dans une version plus froide, plus oppressante que dans le Jura. Une version polonaise. Pour la première fois depuis une éternité, je n’avais pas envie de fumer. Je remarquai la couverture du livre :
— Ça vous plaît ? demandai-je, à court de sujet.
Elle eut une moue d’indécision. Ses lèvres charnues me firent penser, comme une fine allusion, aux aréoles de ses seins. Comment étaient-elles ? Tendres et roses comme cette bouche ? Une force se levait en moi, lentement. Pas un désir aigu, tordu, honteux, comme celui que j’avais éprouvé auprès de la directrice de Malaspina. Mais une envie pleine, épanouie, détachée de toute pensée.
J’insistai, me concentrant sur le livre :
— Vous n’aimez pas cette histoire ?
— Je la trouve… petite.
— Vous n’êtes pas d’accord avec la quête de la jeune femme ?
— Pour moi, la religion, c’est une fenêtre grande ouverte. Certainement pas un truc étriqué comme dans ce roman.
Adolescent, j’avais lu vingt fois le bouquin de Gide. Le destin d’une jeune femme qui préférait Dieu à son fiancé, l’amour spirituel à toute relation charnelle. Aujourd’hui, je n’en avais aucun souvenir, à l’exception de deux adolescents qui s’exprimaient comme des pierres tombales.
Je hasardai un commentaire :
— Gide parlait du sacrifice de soi qu’exige la communion avec le Seigneur. Cette difficulté même est une porte, un passage, un filtre. Au bout, il y a la pureté qui…
Elle chassa ma réflexion d’un geste désinvolte. J’imaginai encore une fois ses rondeurs sous le pull, les veinules bleues à travers sa peau blanche. Une chaleur ne cessait de monter en moi. Irrépressible et familière. J’étais en érection.
— Quel sacrifice ? demanda-t-elle d’une voix plus ferme. Il faudrait s’autodétruire pour atteindre Dieu ? C’est le contraire qui est vrai ! On doit être soi, s’écouter pour trouver le salut. C’est ça, le message du Christ : le Seigneur est en nous !
— Vous êtes catholique ?
— Si je ne l’étais pas, je le serais devenue. Y a rien d’autre à foutre ici !