V
LUC
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— Maintenant, fermez les yeux.
Luc était assis, torse nu, dans un fauteuil incliné. Une centaine d’électrodes criblaient son crâne rasé, surveillant le rythme de ses ondes cérébrales. Des patches constellaient sa poitrine, mesurant ses battements cardiaques, sa tension musculaire, la réponse galvanique de sa peau — « GSR » en anglais, m’avait-on précisé : « Galvanic Skin Response », c’est-à-dire les microcourants électriques émis par son épiderme.
— Vous vous décontractez. Vous prenez conscience, lentement, de tout votre corps.
Son biceps gauche était équipé d’un brassard captant sa pression artérielle. Une pince à infrarouge autour d’un de ses doigts évaluait sa réponse à la saturation d’oxygène. Ces instruments devaient non seulement saisir ses évolutions physiologiques durant l’expérience mais aussi parer au danger : Luc sortait du coma et son état général restait précaire.
— Vos membres se détendent. Vos muscles se relâchent. Il n’y a plus aucune tension en vous.
Quelques jours après ma visite, Luc avait exigé de revivre son voyage psychique sous hypnose — et devant témoins. Gagner une nouvelle fois, par la mémoire, « l’autre rive » et que chaque détail soit consigné par écrit.
Eric Thuillier, le neurologue qui le soignait à l’Hôtel-Dieu, avait refusé : trop risqué. Mais Luc avait insisté et un psychiatre du nom de Pascal Zucca, chef de service à l’hôpital de Villejuif, avait donné un avis favorable. Selon lui, la séance pouvait même être salutaire : une telle catharsis permettrait à Luc de dépasser son traumatisme. Thuillier avait capitulé. À la condition expresse que tout se déroule à l’Hôtel-Dieu, dans son service et sous sa surveillance.
— Maintenant, vos mains, vos pieds s’alourdissent…
Nous étions le jeudi 14 novembre. Dans la cabine de contrôle, j’observais à travers la vitre mon meilleur ami, blanc comme un linge, perdu parmi ses patches et ses câbles. Une aberration de plus…
Il était installé au centre d’une salle vide, aux lambris de métal poli, tapissée de dalles d’insonorisation et de linoléum clair. À sa gauche, une table à roulettes supportait ampoules, seringues, et un défibrillateur électrique. Face à lui, Pascal Zucca, blouse blanche et larges épaules, nous tournait le dos. Voûté sur sa chaise, il ressemblait à un entraîneur de boxe, soufflant ses derniers conseils à son champion. Plusieurs caméras filmaient la scène.
Je me tournai vers mes voisins, formant un rang immobile dans la cabine. La juge Corine Magnan s’était transportée de Besançon, sur sa propre commission rogatoire. À ses côtés, Eric Thuillier observait les écrans de contrôle. Plus loin encore, un psychiatre, dont je n’avais pas compris le nom, avait été saisi par la magistrate en tant qu’expert. Expert de quoi ? Cette séance était une mascarade.
Derrière ces trois-là, se tenait Levain-Pahut, commissaire divisionnaire des Stups, venu vérifier qu’on ne torturait pas un de ses meilleurs hommes. Assis dans l’ombre, le greffier de Magnan prenait des notes manuscrites, alors que des infirmières s’affairaient auprès d’écrans de contrôle et de claviers d’ordinateurs.
Mais le meilleur, c’était, à l’extrême droite, l’invité spécial de Luc. Il s’était présenté : père Katz, prêtre exorciste de l’Archevêché de Paris, représentant de l’Église Catholique, Apostolique et Romaine. L’homme en noir était cramponné à un petit livre rouge, le
— Vos pieds s’enfoncent dans le sol. Vos doigts s’engourdissent…
J’aurais voulu éclater de rire — mais on n’en était plus là. La présence de Magnan et de son greffier démontrait que la magistrate bouddhiste prenait au sérieux ce témoignage. L’affaire Simonis avait hérité de la seule juge d’instruction à tendances ésotériques. La seule qui pouvait apporter le moindre crédit aux hallucinations de Luc Soubeyras…
Je m’étais renseigné : jamais en France un témoignage sous hypnose n’avait été retenu. Selon la loi française, un témoin doit toujours s’exprimer sous « consentement libre et éclairé » — ce qui exclut tout recours à une méthode de suggestion ou un quelconque sérum de vérité. Pourtant, Corine Magnan était là — et son scribe n’en perdait pas une miette.
Zucca murmura — sa voix était transmise dans la cabine par des enceintes invisibles :
— Vous ressentez ce poids partout à l’intérieur de votre corps… Il atteint chacun de vos membres, chacun de vos muscles…
Luc paraissait se tasser dans son fauteuil, plus vulnérable que jamais. Sa peau tachetée de rouille était presque transparente — on croyait voir palpiter ses organes. Je songeai au monstre du Planty avec son cœur apparent, et chassai aussitôt cette image.
— Le poids devient lumière… Une lumière qui inonde votre esprit et votre corps… Vous n’éprouvez plus rien d’autre… Le poids, la lumière vous emplissent complètement…
Luc respirait avec lenteur, les yeux fermés. Il paraissait apaisé.
— La lumière est bleue. Vous la voyez ?
— Oui.