Il se jeta sur moi. Je balançai un coup de pied dans ses jambes. Il trébucha. Levant mon arme, je visai le cœur qui palpitait et fermai les yeux. Le fer s’enfouit dans la chair. Je sentis l’organe s’ouvrir. Le sang se déverser sur moi. J’ouvris les paupières pour découvrir la figure de la créature, à quelques centimètres de mon visage, masque arraché. Trous et crevasses grognaient de partout à la fois. De la buée pigmentée de sang s’ajoutait aux fragments de brouillard. Je me mordis les lèvres pour ne pas hurler et roulai sur le côté.
Le monstre se recroquevilla, tressautant dans son agonie. Sur un coude, je découvris Manon, blottie contre un arbre, les yeux hors de la tête. Je me précipitai vers elle, la serrai de toutes mes forces, sentant la douleur m’envahir en une arborescence de feu. À travers le sang qui cognait mes tempes, j’entendis tout à coup le raclement de gravier qui s’éloignait. Les Asservis n’avaient rien vu, rien entendu. Ils continuaient leur marche !
Mon Glock, par terre. Je palpai la pelouse jusqu’à sentir sa crosse. Je fourrai l’arme dans ma poche et jetai un regard circulaire. Personne. Nous avions gagné. Mais je n’eus pas le temps de savourer cette victoire. De nouveaux pas retentissaient sur les cailloux. J’aperçus, feux follets incertains, des cols blancs qui tranchaient le brouillard.
Des prêtres.
Les hommes de Zamorski, qui nous cherchaient à travers le parc.
À la même seconde, un pinceau lumineux nous balaya les pieds. Les phares d’une voiture. Nous n’étions donc qu’à quelques mètres d’une artère. Une vraie avenue avec de vrais véhicules !
J’attrapai Manon par le bras et traversai les buissons qui nous séparaient du monde humain et ordinaire. Les feuilles se refermèrent sur nous alors que j’imaginais le combat qui allait suivre dans le Planty.
Satanistes contre Soldats de Dieu.
L’apocalypse selon Zamorski.
93
Vivre avec ses morts.
J’avais beau me répéter les paroles de Zamorski : « Vous évoluez dans une véritable guerre », la consolation était mince. Qui m’absoudrait pour tout ce sang versé ? Quand finirait le massacre ?
Nous nous tenions dans le « salon VIP » de l’aéroport de Cracovie. Un titre ronflant pour un espace plutôt lugubre. Lumières anémiques, sièges déglingués, tarmac lézardé à travers les vitres sales… Pourtant, ce décor était réconfortant. Tout aurait été réconfortant après ce que nous venions de vivre.
Un vol pour Francfort décollait aux environs de 15 heures. Une connexion était possible pour Paris — arrivée à Charles-de-Gaulle à 19 heures. Lorsque l’hôtesse m’avait donné ces précisions, j’avais failli l’embrasser. Ses paroles avaient une tout autre signification : nous allions réussir à fuir !
Blottie dans mes bras, Manon demeurait prostrée. Elle était encore trempée de brouillard, comme moi. Cette humidité, qui refusait de nous quitter, matérialisait notre détresse. Je fermai les yeux et sombrai dans un étrange réconfort, sentant encore les effets de l’anesthésique dans mes veines.
Sur la route, en taxi, nous avions trouvé un médecin. Il avait soigné mon épaule. La lame m’avait entaillé jusqu’à buter contre la clavicule, mais sans la briser ni couper aucun muscle. Après une piqûre antitétanique — j’avais parlé d’une machine agricole sur laquelle j’étais tombé —, le docteur avait fermé la plaie avec des points de suture puis enserré mon torse dans un pansement aussi solide qu’un plâtre. Selon lui, il n’y avait aucune complication à craindre. Un seul mot d’ordre : repos absolu. J’avais acquiescé, songeant à Paris et à la nouvelle donne.
L’autre source de paix était cette conviction : le problème des Asservis était réglé. Ils pourraient toujours nous suivre. Leur chance était passée. Manon était désormais sous ma protection. Et bientôt sur mon territoire. À Paris, elle serait surveillée 24 heures sur 24 par mes hommes, des flics aguerris capables d’affronter des cinglés aux prothèses meurtrières — et même, pourquoi pas, de les foutre en taule.
Mes pensées dérivèrent pour s’arrêter, encore et toujours, sur Luc. Son plan. Son machiavélisme. Sa folie. J’avais été, sans le savoir, un pion dans son jeu. Le flic digne de confiance qui accumulerait les preuves et retracerait son histoire. Il savait que je n’admettrais pas son suicide, que je reprendrais son enquête et que je suivrais, pas à pas, le chemin qui l’avait mené au sacrifice. J’étais son apôtre, son Saint-Matthieu, rédigeant l’évangile de son combat contre le diable.
Mon analyse avait changé sur certains détails. Ainsi, la médaille de Saint-Michel Archange. Je m’étais trompé. Luc ne l’avait pas utilisée pour se protéger mais uniquement pour me mettre sur la voie du démon. Il voulait que je trouve la gorge et que je saisisse, aussi vite que possible, l’enjeu de sa traversée. Luc n’avait pas mené une enquête comme les autres : il avait affronté l’ange des ténèbres !