— Le message est au fond d’elle-même.
— Quel message ?
— Le Serment des Limbes.
— Vous en êtes donc là ? Vous cherchez la même chose que les Asservis ?
— Le pacte existe. (Sa voix montait.) Nous devons en connaître le contenu. Par tous les moyens !
— C’est pour ça que vous m’avez fait venir ?
Un sourire. Le nonce recouvrait son sang-froid :
— Manon n’a jamais eu confiance en nous. Nous avons pensé qu’un jeune homme venu de France… (Il s’arrêta.) Et nous avons eu raison. Après cette nuit…
Je rougis malgré moi. J’imaginais les prêtres en soutane, se rinçant l’œil face aux écrans de surveillance. Je tournai la poignée :
— Manon me fait confiance, c’est vrai. Mais j’utiliserai cette confiance pour la sortir de vos griffes !
— Si tu franchis ce seuil, je ne pourrai plus rien pour toi.
— Je suis assez grand pour me débrouiller seul.
— Tu ne sais rien. Tu n’imagines pas le danger qui vous attend dehors.
— Nous avons passé la journée et la nuit en ville. Il ne nous est rien arrivé.
Zamorski retourna à son bureau et saisit un journal polonais — l’édition de la veille de la
— Je ne lis pas le polonais.
— « Nouveau meurtre rituel à Cracovie ». Le cinquième clochard tué en moins d’un mois. Dévoré par des chiens. Un pentagramme était dessiné avec ses viscères, sur le trottoir. Sans compter deux corps d’enfants trisomiques, retrouvés en amont de la Vistule, la semaine dernière. L’autopsie a révélé qu’on les avait forcés à se violer l’un l’autre.
— C’est censé me terrifier ?
— Ils sont là, Mathieu. Ils sont venus chercher Manon. Ce sont peut-être des clochards, dehors. Ou des prêtres priant dans l’église voisine. Ils sont partout. Ils attendent leur heure.
— Je vais tenter ma chance. Notre chance.
— Ils n’ont rien à voir avec les assassins que tu poursuis d’habitude. Ce sont des soldats, tu comprends ? Les héritiers de siècles d’abominations. La version moderne des démons qui accompagnent Satan, sur les façades des cathédrales.
J’ouvris ma paume sur mon automatique :
— Moi aussi, j’ai des arguments modernes.
— Je t’en conjure : ne sors pas d’ici.
— Je rentre à Paris. Avec Manon. Et ne vous avisez pas de nous en empêcher. Je pourrais filer à mon ambassade et parler d’enlèvement, de séquestration, d’abus de pouvoir. Je vais reprendre mon enquête. C’est bien ce que vous vouliez, non ?
— Et elle ?
— Elle vivra chez moi.
Zamorski hocha lentement la tête.
— Tu es dans de beaux draps, Mathieu… Contre le diable, tu avais tout prévu. Sauf l’amour.
J’ouvris la porte en lui lançant un regard dur :
— Je ne vous laisserai pas l’utiliser. Vous en avez fait un sujet de recherche. Un appât pour les Asservis. Peut-être même pour le démon lui-même… Dans votre logique, vous espérez que Satan se réveillera à l’intérieur de son corps. Vous êtes prêt à tout pour provoquer cette venue. J’ai connu des flics dans votre genre. Des flics capables du pire, au nom du meilleur. Des flics qui se croyaient au-dessus des lois. Et d’une certaine manière, au-dessus de Dieu.
— Ne blasphème pas.
— Je vais continuer mon boulot, Zamorski. À ma façon. Sans mensonge ni manipulation.
Le nonce s’écarta, de mauvaise grâce :
— Si je m’en tenais à ces principes, je me contenterais de prier pour toi et Manon. Mais nous allons vous protéger, malgré vous.
— Je n’ai besoin de personne.
— En temps de paix, peut-être. Mais la guerre a commencé.
92
Midi.
Et le jour ne s’était toujours pas levé.
Une brume épaisse écrasait la ville. Les rues n’existaient plus. Les immeubles ressemblaient à des masses minérales — des montagnes qui auraient dépassé des nuages, comme dans un tableau chinois. Quelques branches basses brillaient d’humidité mais leurs contours se perdaient dans la vapeur nacrée. Tout était désert. Cracovie s’était vidée. Seules quelques voitures glissaient dans le brouillard, phares allumés, puis s’évanouissaient comme des vaisseaux fantômes.
Je n’avais pas prévu ça. Nous quittions une oppression pour une autre. Le portail de Scholastyka se ferma lourdement derrière nous.
Je pris la main de Manon et avançai sur le trottoir. Elle avait préparé un sac léger, pas plus épais que le mien. Regard à gauche, puis à droite. On ne voyait pas à trois mètres. J’esquissai quelques pas hésitants. Le monde n’avait pas seulement disparu : les vapeurs nous submergeaient pour nous effacer à notre tour…
Je crus me souvenir. En descendant à gauche et en attrapant la rue Sienna, on croiserait l’avenue Sw. Gertrudy. Même dans cette nuée blanche, on pourrait alors héler un taxi. Nos pas résonnaient sur le trottoir. L’humidité leur donnait une sorte de brillance sonore ; un claquement trempé qui montait dans l’air moiré.