Dans ma chambre, j’attrapai mon .45 et sortis de nouveau. Je devinais où était le bureau du nonce — une chance non négligeable qu’il travaille déjà à cette heure.
Descendant un étage, je perçus à travers le fracas de l’averse la rumeur d’une agitation, dans l’aile opposée. Les bénédictines, bon pied, bon œil, déjà levées pour l’Angélus…
J’entrai sans frapper. Zamorski était assis à son bureau, visage penché sur son ordinateur, lunettes sur le nez. Autour de lui, sur des étagères, des reliquaires se déployaient : coffres d’argent frappé et vasques de cuivre.
— Qu’est-ce que vous trafiquez avec Manon ?
Le nonce ôta ses lunettes, lentement, sans marquer la moindre surprise.
— Nous la protégeons.
— Avec des scanners, des micros ?
— Nous la protégeons contre elle-même.
Je fermai la porte d’un coup de talon et avançai d’un pas.
— Vous avez toujours pensé qu’elle était possédée.
— La question se pose, disons, raisonnablement.
— Vous en avez fait un rat de laboratoire !
— Manon est un cas unique.
Le flegme de Zamorski était sans faille.
— Assieds-toi. J’ai encore des choses à t’expliquer.
Je ne bougeai pas. Le nonce prit un ton las, soigneusement calculé :
— Nous sommes obligés de maintenir cette… veille physiologique.
J’éclatai d’un rire dur :
— Qu’est-ce que vous cherchez ? Un « 666 » tatoué ?
— Tu fais semblant de ne pas comprendre. Manon
Les paroles de Bucholz, à propos d’Agostina : « la preuve physique de l’existence du diable ». Zamorski confirma :
— Manon est une miraculée du diable. Elle est entrée en contact avec lui durant son coma. Elle a été sauvée par lui et a reçu ses ordres.
— Vous pensez donc qu’elle a tué sa mère ?
— Aucun doute. Sans l’aide de personne.
— Putain, fis-je en riant presque. Vous parliez d’un inspirateur, d’un homme de l’ombre !
— Pour ne pas t’effrayer. Mais il n’y a qu’un inspirateur : le diable lui-même.
J’éprouvai un immense épuisement. Je m’effondrai sur le siège face au bureau, mon arme entre les jambes. Je laissai échapper :
— Je connais le dossier à fond. Manon n’a pas les aptitudes pour commettre un tel crime. Le tueur est un chimiste. Un entomologiste. Un botaniste. Déjà, Agostina n’avait pas le profil — et malgré ses aveux, sa culpabilité ne tient pas. Mais Manon, c’est encore plus absurde !
Le sourire du Polonais revint. Un sourire à bouffer de la merde. Je serrai mon poing sur la crosse du Glock. Ce seul contact me soulageait les nerfs.
Le nonce se leva, contourna son bureau et prit un ton compatissant :
— Tu ne connais pas ton dossier si bien que ça. Biologie, chimie, entomologie, botanique : ce sont précisément les options de Manon, à la faculté de Lausanne. À croire qu’elle a suivi une formation en vue de son meurtre.
Des faits nouveaux, qui pouvaient m’intéresser en tant que flic. Mais la lassitude m’écrasait au point de ramollir mon cerveau. J’écoutais maintenant le prélat à travers une gangue de coton. Il en rajouta sur le mode réconfortant :
— Nous n’avons aucune certitude. Mais nous devons la surveiller.
— Vous croyez donc au diable ? À sa réalité… physique ?
— Bien sûr. C’est l’antiforce, Mathieu. Le versant négatif de l’univers. Tu penses être un catholique moderne mais tu as des préjugés du siècle dernier. Le siècle des sciences ! Tu crois qu’on peut résoudre ces problèmes avec un psychiatre ou une camisole chimique. Tu ne vois que la surface. Souviens-toi de Paul VI : «
— Mais pourquoi ces recherches physiques ? Ces analyses, ces prélèvements ?
— Si le diable est bien ce que la foi nous enseigne — une infection —, alors Manon porte la trace de la maladie. Elle est tout entière infectée.
— Qu’est-ce que vous cherchez ? ricanai-je encore. Un vaccin ?
Il posa sa main sur mon épaule :
— Ne plaisante pas. Manon, Agostina, Raïmo sont à la convergence de deux mondes : le physique et le spirituel. Un esprit est venu au secours de leur corps. Et leur corps porte maintenant la marque de cet esprit. L’esprit noir de la Bête. Manon abrite une cellule souche du Mal !
Je me levai : j’en avais assez entendu. Je me dirigeai vers la porte :
— Vous vous êtes trompé de siècle, Zamorski. Vous auriez fait un malheur sous l’Inquisition.
Avec une rapidité surprenante, le nonce me contourna et se planta devant moi :
— Qu’est-ce que tu vas faire ?
— Nous partons. Manon et moi. Nous rentrons en France. Et n’essayez pas de nous retenir.
— Manon sait quelque chose, dit le Polonais en blêmissant. Elle doit nous le dire !
— Elle ne sait rien. Elle ne se souvient de rien.