— Pas du tout. Mais le meurtre de ta mère nous ramène toujours à cette expérience négative. Le tueur a peut-être agi sous l’influence d’un traumatisme psychique de ce genre et…
— Moi ?
Je ne répondis pas. Du pied, j’écartai un carton du mur, le plaçai en face de Manon et m’assis dessus.
— La juge envisagera toutes les possibilités, repris-je d’un ton rassurant. Elle a l’air sensible à ce genre de…
— Vous êtes tous dingues.
— Elle n’a rien, tu comprends ? Pas le moindre indice, ni le moindre mobile…
— Alors, il vous reste la petite orpheline.
— Tu n’as pas à t’inquiéter. Magnan t’a déjà interrogée. Sarrazin a rédigé un procès-verbal. Tout le monde est convaincu de ta bonne foi.
Elle hocha la tête, sans conviction. Ses cheveux étaient parfaitement séparés en deux rivières lisses. Une illustration de conte.
— Et Luc, pourquoi fait-il tout ça ?
— Il veut aller jusqu’au bout de son enquête. Il est certain que le meurtre de ta mère appartient au cycle des Sans-Lumière.
— Et il croit que j’appartiens à cette bande de tarés. Il croit que je suis l’assassin.
Ce n’était pas une question. Elle ajouta :
— Finalement, pour convaincre tout le monde, il faudrait que je tente le même truc, non ? Que je fouille mes propres souvenirs sous hypnose ?
— Il est trop tôt pour envisager une telle démarche.
Une seconde trop tard, je compris que Manon m’avait tendu un piège. Elle voulait seulement savoir si j’avais déjà pensé à cette possibilité ou si, au contraire, l’idée me ferait bondir. J’étais tombé dans le panneau, l’évoquant sans broncher.
— Allez vous faire foutre, murmura-t-elle. Jamais je ne me prêterai à vos délires.
Elle se laissa tomber en arrière, sur le lit, puis se couvrit le visage d’un oreiller. Dans son mouvement, son pull s’était relevé, laissant apparaître son nombril. Je frissonnai. Même au cœur de cette tension, mon désir affluait, plein, neuf, omniprésent. Mais il n’était plus question de ça entre nous. J’étais devenu un ennemi parmi d’autres.
Elle se redressa tout à coup et écarta l’oreiller. Son regard ruisselait de larmes :
— VA TE FAIRE FOUTRE !
Direction le 36.
Dans ma nouvelle voiture de location, je rassemblai mes idées. Depuis mon retour à Paris, j’avais gratté sur la formation universitaire de Manon et son absence d’alibi pour le meurtre. Zamorski disait vrai. Personne ne l’avait vue durant la période présumée du meurtre — soit près d’une semaine. J’avais questionné par téléphone le flic helvétique qui l’avait interrogée avant sa confrontation avec Magnan. Manon avait été découverte dans son appartement le 29 juin, deux jours après la découverte du corps. Elle avait été incapable de préciser son emploi du temps durant les derniers jours.
Quant à sa formation universitaire, le Polonais avait encore raison. J’avais obtenu, par fax, son cursus complet. Un mastère en « biologie, évolution et conservation » à quoi s’ajoutaient trois certificats d’études complémentaires en toxicologie, botanique et entomologie. Elle avait également une licence en sciences pharmaceutiques. Cela ne prouvait rien, sauf que Manon avait les compétences pour torturer un corps humain comme l’avait été celui de sa mère…
Corine Magnan devait savoir tout cela, mais il n’existait aucune preuve directe contre Manon. La magistrate avait dû abandonner cette piste. Elle devait même s’apprêter à classer l’affaire. Mais maintenant, l’intervention de Luc rallumait tous les doutes. Manon avait-elle vu « quelque chose » lors de sa NDE, en 1988 ? Cette expérience ancienne l’avait-elle transformée, comme Agostina ? Avait-elle provoqué une schizophrénie qui pouvait cacher une seconde personnalité — violente, cruelle, vengeresse ?
Je pénétrai dans mon bureau et déposai le tas de paperasses que j’avais récupéré dans mon casier. Sur mon répondeur, plusieurs messages, dont deux de Nathalie Dumayet. Elle voulait des nouvelles de la séance de ce matin. Depuis mon retour, la commissaire me faisait la gueule. Elle n’avait pas apprécié ma disparition ni les explications laconiques que je lui avais servies à mon retour.
Je ressortis aussitôt du bureau.
Autant me débarrasser tout de suite de cette corvée.
En quelques mots, je résumai l’expérience du matin. Pour conclure, je lui suggérai d’appeler Levain-Pahut pour un complément d’informations. Je reculais déjà vers la sortie quand elle me proposa un thé. Je refusai.
— Fermez la porte.
Elle avait dit cela en souriant, mais d’un ton sans appel.
— Asseyez-vous.
Je m’installai sur le siège face à elle. Elle me lança son fameux regard clair :
— Qu’est-ce que vous pensez de tout ça, vous ?
— C’est l’affaire des psychiatres. Il faut qu’on sache s’il peut s’en tirer sans séquelles et…
— Il s’agit justement de ces séquelles. Pensez-vous que Luc va sortir indemne de cette expérience ?