— Non, j’ai enquêté sur son histoire, son entourage. Personne, que je sache, ne ressemblait à une telle créature autour de lui. D’ailleurs, qui pourrait se rappeler un tel cauchemar ?
Ma piste psychanalytique était une impasse. Valtonen enchaîna :
— Vous avez d’autres témoignages de ce genre ?
— Quelques-uns, oui.
— Ça m’intéresserait de les lire. Existent-ils en version anglaise ?
— Oui, mais nous travaillons dans l’urgence. Dès que j’aurai plus de temps, je vous enverrai toute la documentation. Promis.
— Merci. J’ai une dernière question.
— Dites.
— Vos autres témoins, sont-ils tous devenus des meurtriers ?
Je songeai à Luc. Et, malgré moi, à Manon. Je répondis d’un ton sec :
— Pas tous, non.
— Tant mieux. Sinon, ça s’apparenterait à une épidémie de rage. Je raccrochai en le remerciant encore.
Il était temps d’aller à la pêche.
De remonter l’enquête qui m’avait précédé et de boucler tous ses chapitres. Il était temps d’interroger Luc.
98
Luc séjournait désormais au Centre Hospitalier Spécialisé Paul-Guiraud, à Villejuif. Le terme « spécialisé » était un euphémisme pour désigner un asile de fous. Luc avait lui-même signé son ordre d’internement en « hospitalisation libre » : il pouvait donc sortir quand il voulait.
Je trouvai le pavillon 21. À l’accueil, une assistante saisit son trousseau de clés puis me guida dans le bâtiment. Un espace tout en longueur, coupé de portes à hublot, qui rappelait l’intérieur d’un sous-marin. Il fallait traverser chaque pièce pour atteindre la suivante : réfectoire, salle de télévision, atelier d’ergothérapie… Tout était fait à neuf : murs jaunes, portes rouges, plafonds blancs, abritant des rampes d’éclairage. Nous marchions sans bruit sur le linoléum couleur ardoise.
Sur chaque seuil, la femme jouait d’une clé. Je croisai des patients qui contrastaient avec l’architecture moderne des lieux. Ils n’avaient pas été, eux, remis à neuf. La plupart me fixaient, bouche bée. Visages sans expression et regards vides.
Un homme avait la figure tirée d’un côté, comme par un hameçon. Un autre, plié en deux, m’observait avec un œil torve, planté en haut du front, alors que l’autre était baissé vers le sol. J’avançai en évitant de regarder ces patients. Les plus terrifiants étaient ceux que rien ne distinguait. Des personnages gris, éteints, dont l’abcès semblait enfoui à l’intérieur d’eux-mêmes. Invisible.
L’un d’eux m’adressa un signe de la main, au-dessus de petits pliages en papier. La femme glissa un commentaire, ouvrant une nouvelle porte.
— Un dentiste. Il est là depuis six mois. Il passe ses journées à plier ces feuilles. On l’appelle « Origami ». Il a tué sa femme et ses trois enfants.
Dans le nouveau couloir, je finis par remarquer :
— Je ne vois pas de sonnette d’alarme. Il n’y a pas de système de ce genre ?
La femme brandit son trousseau :
— Il suffit de toucher avec une clé n’importe quel objet métallique de l’espace pour déclencher l’alerte.
Nous étions parvenus dans le quartier des chambres. Je comptai six hublots, s’ouvrant sur autant de cellules, avant que l’assistante stoppe devant une porte :
— C’est ici.
Elle manipula encore une fois son trousseau.
— Il est enfermé ?
— C’est lui qui l’a demandé.
Je pénétrai dans la chambre. L’assistante referma la porte et la verrouilla. Luc était là, entouré de quatre murs blancs et nus. Cinq mètres carrés de sol clair, une fenêtre sur les jardins, un lit au cordeau. Rien ne distinguait cette pièce d’une autre chambre d’hôpital. Je remarquai seulement qu’il n’y avait pas de poignée au châssis de la fenêtre.
Luc, laine polaire et pantalon de survêtement bleu ciel, était en train d’écrire, sur une tablette coincée dans l’angle, à droite.
— Tu bosses ? demandai-je d’un ton chaleureux.
Il se retourna de trois quarts, sans se lever. Sa grande carcasse était tout entière voûtée sur son stylo-plume. Son crâne rasé ressemblait à un astre sec, perdu parmi des vents solaires.
— Je consigne tout par écrit, souffla-t-il. C’est important.
J’attrapai l’unique fauteuil et m’assis à un mètre de lui. L’ombre du soir entrait dans la pièce en une lente inondation.
— Comment tu te sens ?
— Crevé, vidé.
— Ils te donnent des médicaments ?
Il me gratifia d’un sourire si mince qu’on aurait pu voir à travers.
— Quelques-uns, oui.
Il revissa lentement le couvercle de son stylo. Machinalement, je tapotai mes poches. Luc déchiffra mon geste et dit :
— Tu peux fumer, mais ouvre la fenêtre. Ils m’ont filé un truc pour la crémone.