— Je ne fais alliance avec personne, répondis-je d’un ton ferme. Je trace ma route, c’est tout. Quand je connaîtrai la vérité, je la livrerai à tous.
— Qu’avez-vous appris ?
— Donnez-moi encore quelques jours.
— Pourquoi vous ferais-je confiance, une nouvelle fois ?
— Éminence, je me permets d’insister. Je suis près d’une découverte capitale. Un nouveau cas de Sans-Lumière est au cœur de mon enquête.
— Son nom ?
— Quelques jours.
Le cardinal eut un roulement de gorge — une sorte de rire :
— Je vous accorde encore ma confiance, Mathieu. Pourquoi, je ne sais pas. Que voulez-vous savoir ?
— Vous avez interrogé Agostina Gedda sur son Expérience de Mort Imminente ?
— Bien entendu. Mes spécialistes ont eu plusieurs entretiens avec elle.
— Vous a-t-elle parlé de celui qu’elle a vu, au fond du « couloir » ?
Je perçus une hésitation.
— Que voulez-vous savoir ? Allez droit au but.
— À quoi ressemblait le visiteur d’Agostina ?
— Elle a parlé d’un jeune homme pâle, très grand. Selon elle, il flottait dans le tunnel. À la manière d’un ange. (Il répéta avec une nuance de consternation :) « Un ange » : ce sont ses propres termes.
— Elle n’a pas parlé d’un vieillard ?
— Non.
— Elle n’a pas évoqué des cheveux électriques, luminescents ?
— Pas du tout. C’est la description que vous a donnée votre Sans-Lumière ?
J’éludai la question :
— Cet ange, il ne présentait aucun aspect terrifiant ? Aucun détail maléfique ?
— C’était un monstre, vous voulez dire. Selon Agostina, il n’avait pas de paupières et portait un écarteur dentaire. Sa bouche était ouverte sur des dents aiguës, coupantes comme des rasoirs. Il y avait aussi autre chose, je me souviens… Il arborait une espèce de faux sexe, énorme, en aluminium… Ou un monstrueux étui pénien, ce n’était pas clair. Vous avez rencontré Agostina : vous connaissez les désirs malsains qui l’habitent.
— C’est tout ? Pas d’autres détails horribles ?
— Ça ne vous suffit pas ? Sa description était très précise. En soi, c’est déjà un fait nouveau.
— Un fait nouveau ?
— Rappelez-vous : jusqu’à maintenant, les Sans-Lumière étaient incapables de décrire leur démon. Aujourd’hui, leurs souvenirs sont très précis. Cela fait partie de la mutation.
Toujours sa théorie de l’évolution. Les Sans-Lumière avaient un profil nouveau, caractérisé par le rituel des acides et des insectes. Mais aussi un souvenir plus précis de leur NDE. Je réfléchis à voix haute :
— À votre avis, pourquoi ces possédés voient-ils tous un diable différent ? Une créature qui n’a rien à voir avec l’image convenue du démon, cornes et queue de bouc ?
—
— Chaque Sans-Lumière voit un être distinct, presque… personnel.
— Que voulez-vous dire ?
— Ce « visiteur » pourrait être inspiré par un acteur de leur passé. Une sorte de construction psychique, fondée sur leurs souvenirs.
— Nous y avons pensé. Nous avons cherché dans l’histoire d’Agostina. Pas l’ombre d’un ange au teint pâle. Aucune trace d’écarteur ni de dents de vampire. À quoi riment ces questions, Mathieu ? Vous êtes un policier. Vous êtes censé enquêter sur le terrain.
— Nous y sommes en plein, Éminence. Je vous rappelle très vite.
Je cherchai dans mes notes. Foucault m’avait laissé les coordonnées du psychiatre de Raïmo Rihiimäki : Juha Valtonen. L’homme qui l’avait interrogé à son réveil du coma. Je composai les dix chiffres, incluant l’indicatif du pays. Le numéro était celui d’un téléphone mobile — où qu’il soit, je cueillerais le médecin.
Le timbre retentit. Neigeait-il déjà à Tallinn ? Je ne savais rien de ce pays, sinon qu’il était le plus septentrional des pays Baltes. J’imaginais des côtes grises, des rochers noirs, une mer sombre et glacée.
—
Je me présentai en anglais. L’homme enchaîna dans la même langue, sans problème. Il avait déjà parlé à Foucault. Il était au courant de notre enquête et disposé à m’aider. La connexion était claire, cristalline, comme astiquée par le vent du large. Tout de suite, j’orientai mes questions sur la NDE de Raïmo.
— Il avait quelques souvenirs, confirma le psychiatre.
— Vous a-t-il décrit son visiteur ?
— Raïmo parlait d’un enfant.
— Un enfant ?
— Un adolescent, plutôt. Un personnage assez jeune, rondouillard, qui flottait dans le noir.
— Vous a-t-il décrit son visage ?
— Je me souviens, oui. Un visage écrasé. Ou écorché. Raïmo parlait de chairs pendantes. Un museau de bouledogue sanglant…
Nouvelle scène d’horreur. Mais rien à voir avec le vieillard de Luc, ni l’ange d’Agostina. À chaque Sans-Lumière, un démon spécifique. Je suivis mon idée :
— Pensez-vous que cette créature ait pu lui être inspirée par un proche ?
— De quelle manière ?
— Un personnage de son passé, qui aurait ressurgi, déformé par la vision ?