A vingt-trois heures quinze, ils roulent vers le centre-ville. Jeanne se préoccupe de l'intendance tandis qu'il regarde venir à lui les lumières d'une ville construite dans le désert. Ce ne sont d'abord que des lucioles dans un ciel noir. Qui se transforment peu à peu en guirlandes, en sapins de Noël, en une volute de couleurs partant du sol et s'élevant vers des nuées en arcs, en clochers, en pyramides.
Le centre-ville est animé comme en plein jour. Des limousines longues et noires stoppent sous les entrées couvertes des palaces, aussitôt approchées par des loufiats en casquette et livrée qui se précipitent pour ouvrir les portières, par où s'écoulent des rutilantes et leurs maîtres, moustaches fines, costumes cintrés, pompes bicolores, mafiosi ou trafiquants, Où sont les dollars, on réceptionne.
En face, des pick-up Toyota abandonnent des Texans en galurins à larges bords qui marchent vers les jeux comme des gladiateurs en santiags. Partout, résonnent un barouf musical en trois notes, sans dièses ni soupirs, des interpellations commerciales amplifiées par haut-parleurs, des cris, des clameurs, des chromes, de l'or, du fric… Il fait grise mine.
«Hurry up!» lance Jeanne.
Elle lui prend la main en riant, demande son chemin, et ils courent entre des jets d'eau, des néons clignotants et des nains de jardin grandeur parc, jusqu'à des bureaux assis dans un coin plus sombre. On leur demande noms, prénoms, dates de naissance, passeports, dollars. Il est vingttrois heures trente-cinq. La dernière officine ouverte ferme à minuit. Ils remplissent un formulaire à la hâte. Jeanne s'enquiert du mode d'emploi pour la suite des opérations. Puis, maîtresse d'un jeu qui le laisse interloqué, elle l'entraîne par les rues, heureuse.
«On ne va tout de même pas se marier religieusement!» s'écrie-t-il.
Elle jure que non.
«Parce que si c'est ça, je refuse!»
Entre deux bars bondés d'alcooliques on the rock, ils découvrent enfin ce qu'ils cherchent: une façade ornée de lanternes clignotantes indiquant qu'ici on pratique le mariage-quick, treize heures-minuit every day, vingt dollars sans option.
Ils entrent.
Une jeune personne largement échancrée leur demande ce qu'ils veulent. Jeanne explique. L'autre questionne: veut-on un décor pathétique, érotique, biblique, lubrique, mythologique, une tenue bachique, encyclique, héraldique, une limousine en perspective, un baigneur dans les bras, des bijoux, des témoins?…
«No, réplique Jeanne.
– Rings?»
De dessous la table, la jeune personne sort une boîte plastique compartimentée qui pourrait être une boîte à vis mais qui contient des bagues, platine à cent dollars, brillants un peu moins, fer-blanc trois dollars, on vend ou on loue.
«No», dit-il.
La dame fait la moue, interpelle un quidam qui passe dans la rue:
«Call the preacher. He's at the pub getting drunk!» («Va chercher le pasteur. Il picole au bar.» (Traduction Jeanne.)
Le pasteur fait son entrée dans la loge. Il est en civil. Il émane de sa personne une douce onctuosité faite de ale et de whisky mêlés. Une chaîne en or avec poils emmêlés affirme le décolleté. Bagouzes et perlouses luisent dans l'ombre.
Il s'enquiert des options choisies, affiche une mine désapprobatrice après que la sous-maîtresse lui eut dit qu'il n'yen avait aucune, consulte sa montre et entraîne Monsieur et Mademoiselle au-delà d'une porte qu'il déverrouille. Ce pourrait être la chambre mauve d'un lupanar de campagne. L'autel remplace le lit. Un cordon de roses plastique forme le dais nuptial. Un nuage tchernobylien d'encens sent.
L'officiant entre dans son rôle en affichant un sourire-chicots. Il pousse ses ouailles vers une estrade. Il y grimpe, revêt une chasuble vieillie par les ans, bigarrée sous les taches, et commence:
«Sir, would you… Fuck! What's your name?» («Monsieur, voudriez-vous… Putain de merde, c'est quoi votre nom?» (Traduction Jeanne.)
S'incline aimablement vers lui, qui l'informe, vers elle, qui l'informe, sort un stylographe d'une poche-poitrine invisible, un ticket de caisse d'ailleurs, s'emmêle les digitales dans les lettres, prie Mademoiselle de bien vouloir noter, recopie pour être certain de se relire soi-même, et se lance dans un discours anglo-américano-rototoalcoolo auquel le futur époux ne comprend rien. Même lorsque le maître des cérémonies l'observe avec impatience après s'être interrompu, Jeanne chuchotant alors:
«Dis
– Yes, dit-il.
– Yes», confirme-t-elle quelques secondes plus tard tout en exerçant une forte pression sur sa main, d'après quoi il comprend qu'ils sont mariés désormais. Pour la plus grande joie du pasteur, qui ôte presto sa chasuble et tend une main dans leur direction, main que Jeanne serre avec effusion, puis lui, Tsss fait l'homme en secouant la tête et en offrant de nouveau sa main, paume grande ouverte, prononçant dans un français presque parfait:
«C'est l'usage.»
Empoche le billet et file, bras levé en guise d'au revoir.