Il s'en veut de ne rien savoir susciter d'autre. Il mange vite pour débarrasser, la table et le poids sur la table. Que le geste relaie la parole. Il aurait dû inviter des copains, comme il fait souvent le mardi soir, Tom étant alors au centre du bruit, des rires et du mouvement. Il aurait dû faire mieux. Il est nul. Un père nul, pense-t-il.
Comme tous les mardis soir et un week-end sur deux.
Le lendemain matin, il emmène Tom prendre un petit déjeuner au café 1789. Le café 1789, c'est un rituel. Il y en a d'autres. Il tente de pallier ses absences dans la vie quotidienne de ses enfants par des habitudes artificielles, des trucs entre eux: le passage des vitesses dans la voiture, l'histoire inventée le soir, le thé au caramel qu'ils partagent le dimanche… Il veut leur créer des souvenirs, une mémoire indélébile. Compenser par l'exceptionnel les vides du quotidien. Il n'aime rien tant que d'entendre l'un de ses fils proposer: «Si on allait au café 1789?» C'est comme s'il lui disait: «Si on restait ensemble?»
Il a choisi le café 1789 car il s'y trouve bien et que n'y viennent pas les pères divorcés. Il ne supporte pas de se reconnaître dans les misères d'autrui. Le spectacle de ces hommes seuls assis face à des enfants seuls l'afflige. Dans les regards, il lit l'inquiétude de mal faire, le désir d'être ailleurs – mais où? -, l'ennui pointant son nez, l'enfant en deuil de ses copains, l'adulte en deuil de son enfant. Il fait ce qu'il peut, comme il peut, avec les moyens d'un pauvre bord.
Tom a avalé son chocolat et un premier croissant. Il s'essuie les moustaches. Pap' lui demande pourquoi il n'invite jamais de copains.
«Chez toi, j'en ai pas!»
Tilt.
«Tes copains de classe viennent chez ta mère?
– Chez ma mère, oui. Chez toi, les parents ne veulent pas.»
Il est un père divorcé. Une pièce rapportée. Un peu comme un parent éloigné chez qui les enfants vont parfois le mercredi.
«Qu'est-ce que tu fais chez ta mère?»
Tom le regarde, ahuri par la question.
«Mais je ne sais pas, moi!
– Tu ne t'ennuies jamais?
– Non!»
Chez sa mère, il a mieux que tout. Mieux que les consoles, mieux que les Playmobil ou les Lego, mieux que les rollers, le skateboard, le foot, le vélo, les billes, les collections d'images: il a ses habitudes. Chez son père, il est peut-être
«Tu veux que je te ramène maintenant?
– Mais non, Pap'! On est bien ensemble!»
Il le dévisage de ce regard gris malin qui exprime tout à la fois le désir de ne pas blesser son père, de le consoler peut-être, lui prendre la main et la serrer dans la sienne. Tom est un petit garçon genereux.
«On y va, d'accord?
– Comme tu veux, Pap'… Mais à moto. Et c'est moi qui démarre!»
La page est tournée. Il sait que jusqu'au prochain week-end, il se retournera, chaviré, lorsqu'il entendra un enfant appeler son père dans la rue – puis poursuivra, enflant le souffle; qu'il hâtera le pas à proximité des écoles et des cours de récréation, fuira les boulangeries à quatre heures et demie, évitera les lieux qu'il parcourait naguère avec ses deux petits bonshommes… Et qu'une fois encore, il se fera le serment de ne plus avoir d'enfant pour ne pas revivre ces mille piqûres assassines qui chaque fois le terrassent.
Victor est là lorsqu'il dépose Tom au bas de l'immeuble maternel. Il campe au centre d'un groupe, sa bande, moyenne d' âge, onze ans, garçons et filles mêlés. Il porte le maillot du PSG siglé
Tom descend de la moto, range le casque dans le top-case et retient son père par la manche.
«Il est avec ses copains. N'y va pas: c'est la honte pour lui!»
Mais Victor salue ses potes. Ils échangent des claques sur la main, recto verso, puis des coups de poing sur les poings, de nouveau des claques sur la main, verso recto cette fois. Les filles se font la bise et chacun s'égaille de son côté.
Victor vient vers son père.
«Salut Pap'!» dit-il.
Pas de baiser, pas d'étreinte.
«Ça va?
– Oui, et toi?
– Ça va…»
Blanc.
Pap' regarde les chaussures de son fils.
«C'est nouveau?
– T'as vu les godasses? Avec ça, je tiens la route!
– C'est des
– T'y connais rien en pompes!
– Toi non plus!
– Ah oui?! Moi, j'y connais rien en pompes?» Victor s'esclaffe sur le trottoir. Il montre son frère du doigt.
«T'as vu tes Docs en paille?! On dirait celles du daron!
– Arrêtez de vous engueuler! arbitre le père
– Je me barre, dit Tom.
– C'est ça… Salut, E.T.!
– M'appelle pas comme ça!
– C'est gentil, E. T.! C'est moins ouf que Tom!
– Fiche-lui la paix», intervient le père.
Mais Tom est déjà parti. Pas de baiser, pas d'étreinte.
«Qu'est-ce que tu me racontes?
– Rien cette semaine, répond Victor.
– La précédente non plus…
– Ah si! Je me suis fait chauffer par la prof de musique parce qu'elle voulait nous faire chanter
Silence.
«Donc?
– Elle m'a sorti de la classe.
– C'est grave?