Elle reconnaît le bruit de la moto. Elle lui ouvre sa porte sans qu'il sonne. Elle lui rappelle d'un doigt sur les lèvres qu'il faut faire silence, le prend par la main, le fait passer du couloir à la double pièce qui sert tout à la fois de chambre et de salon. C'est comme s'ils se voyaient en cachette. Les enfants représentent la force tutélaire, et eux, de joyeux clandestins.
Elle allume une bougie et la pose près du lit. Elle éteint les lumières. Elle lui adresse un sourire tendre, complice, canaille, vient contre lui, sous les draps, et lui laisse ôter son body.
Un matin, alors qu'ils se sont endormis tard chez elle, il ouvre un œil et le referme aussitôt sur l'effrayant spectacle entrevu: Paul et Héloïse, penchés au pied du lit sur le corps du délit.
Il touche la jambe de Jeanne. Elle vient contre lui en soupirant. Il sourit aux deux importuns. Ils hochent la tête. Ils ne manifestent ni gêne ni étonnement.
«Jeanne», murmure-t-il.
Elle soulève une paupière.
«Les enfants!…»
En moins d'une seconde, elle a repris sa main, ses bras, ses jambes.
«Qu'est-ce que vous faites là?
– Et vous?» demandent les deux enfants. C'est tout.
C'est simple.
C'est dit.
Il n'est plus le clandestin des premières semaines. Désormais, il est une sorte de marchand de sable. Il arrive après le bain, le dîner et l'histoire. Parfois, plus tard.
Le matin, il part avant le lever des enfants sauf lorsque, après une soirée festive, Jeanne le laisse endormi entre les draps. Alors il participe, de l'autre côté du mur, à toutes ces scènes qu'il refuse de jouer ou de voir jouer, soir et matin: toilette, repas, coucher, réveil, goûter, bain, repas… Il entre dans cette impossibilité un peu de pudeur et beaucoup de chagrins. La pudeur vient de ce qu'il ne souhaite pas qu'on lui attribue le moindre rôle dans cette œuvre qui ne le concerne pas: il n'en est pas le créateur.
Le chagrin naît de tous les manques que la situation, inévitablement, lui renvoie. Manque de Tom et de Victor. Il ne peut faire avec d'autres ce qu'il ne donne pas à ses fils. C'est au-delà de ses forces. Il ne peut assister sans douleur aux poses que prennent tous les enfants du monde, quand ils jouent dans leur bain, s'installent à table en pyjama, découvrent l'histoire de chaque soir, s'endorment sous les baisers de leurs parents. Le rire de Paul, la parole d'Héloïse, leurs soupirs, leurs impatiences, le cartable sur le dos, le choix du goûter… C'est Tom et Victor, l'absence de Tom et de Victor. Tom et Victor sans lui, qui se trouve là, usurpateur, traître à la cause de ses propres enfants.
Il parle de ses tristesses à Jeanne. Elle l'écoute. Elle ne répond pas. Il pense qu'elle ne peut le comprendre. Tom et Victor n'appartiennent qu'à lui. Héloïse et Paul pagaient sur d'autres rives. Il en perçoit quelques paysages en certaines circonstances particulières, par exemple lorsque leur père téléphone. D'après un ton, un propos, il recompose alors le quotient des divisions. Pas davantage. Ni Jeanne ni lui n'en sont encore à un stade de leur histoire où ils peuvent partager les enfants et le discours sur les enfants.
Parfois, le matin, il saute du lit, s'habille à la hâte, fonce à moto sur le périphérique, pont de Sèvres, jusqu'à l'école de Tom, et se casse les dents sur la porte close et son parpaing inutile, de l'autre côté de la rue. Pareillement devant les grilles du collège de Victor. Il se dit alors qu'il ne pourra jamais vivre avec une femme et ses enfants, avec Jeanne, avec une autre, car il ne saura pas partager des rituels et des histoires à qui manquera toujours la présence des personnages principaux, les seuls héros de son existence. Et s'en revient chez lui, se promettant qu'il n'ira plus là-bas, le bain est prêt, la table est mise, les lauriers sont coupés.
Ils se connaissent depuis quatre mois. Ils ont mis l'un et l'autre un terme à leurs histoires collatérales. Ils se sont présenté leurs meilleurs amis. Ils organisent leurs week-ends ensemble. Ils marchent toujours main dans la main. Ils s'offrent des cadeaux. Il l'emmène le matin à l'Atelier des bijoux, près de la Bastille, où elle dessine des bagues, des colliers et des bracelets. Ils envisagent de courts voyages. Ils aimeraient ne plus se quitter, ni le jour, ni le soir, ni la nuit. Ils se disent et se répètent qu'un jour ils vivront ensemble. Se marieront. Auront une petite fille. Ils l'appelleront Pauline. Ou Margot. Ou Lili.
«Jure-le!
– Je ne jure jamais.
– Tu n'y crois pas?
– Si.
– Alors jure.»
Il ne répond pas. Elle vient à califourchon sur lui, promène son doigt sur sa tempe puis sur sa joue, et dit:
«J'obtiens toujours ce que je veux.»
Elle sourit, mi-ange mi-garce, puis elle quitte la chambre pour passer sous la douche.
Ils décident de réunir leurs enfants. Ils ont comploté toute une semaine avant d'opter pour un dimanche après-midi, aux Buttes-Chaumont.
Ils se téléphonent le samedi soir. Il dit qu'il n'a pas encore parlé à Tom et à Victor.
«Parlé de quoi?
– De demain!
– Qu'est-ce que tu veux leur dire?
– Qu'on va se voir!