Il ne veut rien leur imposer. C'est là l'unique règle à laquelle il se tient. Elle est contestable, il le sait. D'autres – la plupart – assurent qu'il faut un cadre aux enfants. Il ne se résout pas à cette géométrie toute théorique.
Un après-midi, il y a longtemps, il est allé chercher Tom à l'école. Il ne l'a pas trouvé. Il a fouillé la cour de récréation, puis le préau. Il a fini par apercevoir le coin d'une petite bouille derrière un cube de plastique. Il a crié:
«Tom, je t'ai vu!»
Comme l'enfant ne bougeait pas, il a pensé à une partie de cache-cache.
«J'ai trouvé ta cachette!»
Il s'est approché. Tom ne bougeait pas.
«Je vais t'attraper!»
Il s'est élancé. Tom le regardait venir. Il demeurait immobile. Il ne riait pas. Il pleurait. Et lorsque son père s'est trouvé à trois mètres, il s'est brusquement relevé et il a dit, en sanglotant:
«Je ne veux pas aller chez toi!»
Et il l'a redit, de plus en plus fort, hurlant, les poings serrés contre ses joues sillonnées par les larmes, un cri qui roulait sous la voûte du préau, qui, chaque fois, atteignait douloureusement son père, le laissant sans voix, sans force et sans espoir:
«Je ne veux pas aller chez papa! Je ne veux pas aller chez papa!»
Ils se regardaient, l'un avec infiniment de douleur et l'autre avec infiniment d'effroi. Et le père battait en retraite devant ce visage paniqué qui le désignait lui-même comme objet de la terreur, il allait à reculons, disant seulement Calme-toi mon chéri calme-toi mon chéri, matraqué de partout, tournant finalement les talons dans la cour et disparaissant dans la rue, ployé.
Un peu plus tard, un psy consulté lui a dit: «Lorsque votre enfant vient chez vous et qu'il ne le désire pas, c'est comme s'il se trouvait dans un long tunnel noir dont il ne verrait pas le bout.»
Entre la loi et le chagrin de ses enfants, la règle et la vie, il a choisi: il n'oblige pas Tom ou Victor à venir chez lui s'ils ne le souhaitent pas. Il maîtrise ce terrain-là. Lorsqu'il émet une opinion sur les vacances, le choix des écoles, la pratique d'un sport ou d'une activité culturelle, il n'en est jamais tenu compte; l'unique levier qu'il peut actionner pour imposer sa propre loi, la loi du père, le condamne à la souffrance: quand ses fils et lui se voient moins.
Ils en sont là.
En même temps qu'il verse une seconde tasse de thé à la reum, il part à l'assaut d'une forteresse qu'il souhaite depuis longtemps conquérir. Aussi légèrement que le sucre fondant dans les tasses, il se lance à l'eau:
«J'aimerais bien que Victor fasse du théâtre.»
Elle le considère avec étonnement:
«Du théâtre, pourquoi?
– Ça lui donnerait de la rigueur à l'oral.»
Elle affiche une moue dubitative.
«Je suis certain, insiste-t-il.
– Il faudrait réfléchir, élude-t-elle.
– Peut-être y a-t-il des cours à l'école?
– On verra, fuit-elle.
– Qui verra? Toi ou moi?
– Il faut déjà en parler à Victor.»
Il l'appelle. En une seconde, elle monte sa barricade:
«Pas maintenant.»
Elle délaisse sa tasse, s'empare de son manteau, et jette à l'adresse de l'enfant:
«Dépêche-toi, Victor, on est en retard!»
Puis, à son père: «Il faut que je vérifie les devoirs, il y a le dîner…»
Il pense que si c'est aussi compliqué, il peut le faire lui-même.
Tom survient.
«Ramasse ton cartable… Et ton manteau? Où est ton manteau?»
Elle a repris la barre, la voile et les moteurs. Elle avise les souliers.
«Tu as vu ton lacet?… Tu ne fais pas tes nœuds chez ton père?»
En un geste rapide, elle rétablit la situation. Se redresse et dit:
«Lundi prochain, coiffeur!
– Je l’emmènerai, dit le père.
– Lundi, c'est mon jour. Je le prendrai à la sortie des classes.
– Je peux m'en occuper mercredi matin!
– Mais non! La dernière fois, tu as laissé couper beaucoup trop court.»
Il né se rappelle pas avoir emmené Tom chez le coiffeur.
«De toute façon, j'ai déjà pris rendez-vous.
– Et alors?
– C'est près de chez nous, tu ne connais pas l'adresse, ça va être trop compliqué… Tom, Victor, dites au revoir à papa.
– Salut,Pap'», fait Tom.
Ils se regardent. Chez les enfants: calme plat et horizon dégagé. Chez le père: la boule qui monte qui monte qui monte.
Dans l'escalier, la reum se tourne vers lui et lui offre un rayon de soleil.
«Mercredi prochain, je suis en panne… Peux tu les garder?»
Mieux que les garder: les prendre. Comme lorsqu'ils sont malades et que, fait exceptionnel, il les a tout à lui pendant deux ou trois jours.
«Bien sûr», répond-il.
Ils sont sur le palier du premier étage.
«Bye!», lance Victor.
Il veut maintenant que tout aille très vite. Il embrasse ses garçons sans effusions, jette un