Ils goûtent à une terrasse. Il se tient très sagement entre Jeanne et Tom, les mains garées au centre de la table, les pieds au parking, sous la chaise. C'est Jeanne qui a choisi le café et qui rassemble les commandes des enfants. Il lui abandonne le gouvernail. Elle sait mieux faire, elle est plus à l'aise. Sans doute est-ce là le privilège des mamans.
Héloïse et Paul choisissent des Coca. Tom et Victor se jettent sur l'occasion:
«Un Coca aussi.»
Tom demande:
«On peut?»
Et Victor, hilare, à la cantonade:
«On est contents de vous connaître… Parce que le Coca, avant vous, c'était interdit…
– L'après-midi, ça empêche de dormir, il paraÎt!»
Il jette sur ses fils un regard qui se voudrait sévère et invisible aux autres. Résultat:
«T'as vu la grimace?!»
Tom exhibe un sourire malin et roublard. Pap' glisse son bras autour de son cou. Tom le repousse:
«Pas devant eux!» gronde-t-il à voix basse.
Jeanne lui adresse une mimique qu'il traduit aisément: «Ni lui ni moi!»
Ils rentrent pour retrouver la mère de Tom et de Victor, chez lui. Sur la route, il va à la chasse aux commentaires.
«Alors? demande-t-il.
– Cool», fait Tom.
Il est devant. Il passe les vitesses.
«J'espère que ça durera un peu», apprécie Victor.
Pap' regarde dans son rétroviseur. Victor a levé le nez de sa Gameboy.
«Si vous ne vous larguez pas tout de suite, on pourra boire du Coca à table, et on s'emmerdera moins le week-end!»
«La reum est là!»
Elle attend devant la porte. Il lui propose de venir boire un thé, et elle monte. Elle s'arrête à l'étage des enfants le temps qu'il fasse chauffer l'eau. Lorsqu'elle le rejoint, les feuilles infusent dans la théière. Elle enlève son manteau et embrasse la grande pièce d'un mouvement circulaire. En une seconde, elle perçoit ce qui est nouveau et qui n'appartient pas à leur ancienne vie. Elle ne pose aucune question. Elle ne fait pas de commentaire.
Il l'observe. Au premier coup d'œil, il la regarde toujours comme il regarde les autres femmes, très vite, taille, jambes, visage. Puis le tour du monde bute sur un continent qui lui est devenu étranger. Elle porte des vêtements qu'il ne connaît plus, une natte qui lui tombe jusqu'aux reins, elle se maquille autrement. Il est capable de mesurer ses charmes mais il n'y est plus sensible. Il sait ce qui l'a séduit, qui en séduit et en séduira d'autres, il l'observe avec l'impassibilité un peu curieuse d'un botaniste regardant une feuille séchée entre deux pages.
Ils n'ont plus aucune intimité. Ils se disent
Il a payé.
Depuis, lorsqu'ils se croisent, ils échangent quelques propos qui n'ont guère de sens sinon d'entretenir un petit feu sous la cendre. Le seul sujet d'importance qu'ils abordent régulièrement se rapporte à l'organisation des heures et des jours de ce que la loi nomme joliment le droit de visite et d'hébergement. Dans l'espace d'aménagements simples, ils s'entendent encore. Il lui sait gré d'avoir accepté ses mille et une variations sur ce thè'me. Durant les premières années, il n'a cessé de modifier les usages, les heures, parfois les jours auxquels ses enfants et lui avaient droit. Il a bougé immodérément au sein de cet espace proposé et ratifié par la loi, un week-end sur deux, et s'est si bien débrouillé qu'il se trouve aujourd'hui à la tête d'un petit pécule qu'il n'est pas prêt à partager: un week-end sur deux, plus le mardi soir et le mercredi matin. S'il a tant bougé, c'est qu'il cherchait, qu'il cherche encore, une manière plus confortable de se poser avec ses enfants, de s'enfouir dans quelque chose de doux, de confortable, un oreiller, une couette qui ne ressemble pas à ce pull mouillé parfois trop grand, parfois trop petit, élimé, grattant, mal foutu, dans lequel, depuis la séparation d'avec ses fils, il tente de s'installer pour vivre sans eux.