Il se pose pont de Bir-Hakeim et rappelle Victor. Une fille de l'Est, à dix pas, lui fait de l'œil du haut de ses cuissardes.
«T'es long comme mec, toi!
– Qu'est-ce que tu avais d'urgent à me transmettre?
– Je l'ai emballée.
– Bravo.
– T'as rien de plus branché à dire?
– C'est un peu la pagaille avec le téléphone.
– On viendra à Pâques. Elle est OK.
– Et ses parents?
– Ses parents, ils sont cool!
– On en reparle.
– Pourquoi? Tu n'es plus d'accord?
– Si, mais ce n'est pas le moment ni le lieu
pour taper la discute!»
La fille de l'Est s'approche.
Il appelle Jeanne.
«Je suis au bureau, dit-elle. Paul est tombé au collège. Il faut l'emmener faire des radios aux Enfants malades et je ne peux pas bouger.
– J’y vais…
– Alors, chéri, tu es libre? demande la fille de l'Est.
– Qui parle? s'insurge Jeanne.
– Je suis au téléphone», dit-il à la fille de l'Est. Puis à Jeanne:
«Paul est à la maison?
– Je sais bien que tu es au téléphone!
– Je ne m'adressais pas à toi!
– Raccroche, chéri! Tu téléphoneras après! – Après quoi? s'exclame Jeanne. Où es-tu?
– Et Paul?
– Paul est à la maison! Mais toi?
– Je reviens de Sèvres… Je suis sur les quais.
– Dans combien de temps seras-tu à la maison?
– Non merci, dit-il à la fille de l'Est.
– C'est qui, cette nana? s'écrie Jeanne.
– Je t'expliquerai.
– Explique-moi maintenant!
– Tu veux que je m'occupe de Paul, oui ou non?
– Tant pis pour toi, dit la fille. Tu ne sais pas ce que tu perds.
– On se retrouve tout à l'heure.
– A qui parles-tu?
– A toi, mon amour. Je te disais qu'on se retrouverait tout à l'heure.»
Il raccroche et disparaît dans le brouillard des fumées de la ville.
Le soir même, victime d'une imprudence coupable, Hamsterdame succombe à un accident de la circulation. Elle pilotait allègrement sa Jaguar rouge lorsque le chat, plus malin qu'il y paraissait, a surgi au détour d'un carrefour et lui a brûlé la priorité.
Un mort.
Pâques. Jeanne et ses enfants sont partis cueillir des œufs sur les terres du gynécée. C'est un week-end sans Tom. Julie et Victor débarquent avec armes et bagages le samedi après-midi. Ils s'installent dans les chambres de Tom et de Paul. Une maison pour eux tout seuls, avec Pap' en prime. Lequel prend son fils à part pour lui demander s'ils sauront se débrouiller.
«T'inquiète.»
Le soir, il sort. Lorsqu'il rentre, tard dans la nuit, c'est la fête à la maison. Le salon, les chambres, les escaliers et les couloirs sont encombrés. La musique sonne à tue-tête. La télé, aussi. Les copains de Victor le saluent: ils le connaissent tous. Julie bouquine, seule dans un coin. Victor grignote des céréales. Il lance le paquet à la cantonade, baisse le volume de la musique.
«Pap', on peut prendre des matelas?
– Si vous me laissez le mien…»
En une seconde, les fourmis s'égaillent. Deux minutes plus tard, tous les couchages de la maison sont regroupés dans la grande pièce.
Il gagne sa chambre, s'enferme, dort, se lève tôt. Il exécute un gymkhana entre les corps endormis, parmi lesquels il reconnaît les silhouettes de Victor et de Julie, allongés côte àcôte mais chacun chez soi.
Il revient une heure plus tard avec du pain et des croissants. Ils déjeunent tous ensemble, puis la maison se vide peu à peu, matelas rangés, ménage fait, pièces aérées. Victor et Julie restent seuls.
«On tchatche un peu, Pap'?»
Il apprécie cette jeune fille qui rend son fils aimable, presque attentionné. Pour un peu, il rendrait service…
Le soir, il les abandonne. Comme il va franchir le seuil de la porte, Victor le retient. Pour une fois, il ne l'interpelle pas de l'étage, attendant qu'il remonte pour lui exposer ses doléances. Il descend jusqu'à lui, pose sa main sur son épaule et demande à mi-voix:
«T'as pas une poteca? – Qu'est-ce que c'est? – Une capote…»
Lorsqu'il rentre, la maison dort debout, tous feux éteints. Il se glisse de palier en palier, constate que la porte de la chambre de Tom est fermée, boucle la sienne avec un sourire intérieur: il est seul alors que son grand bonhomme partage son matelas.
Les deux jours suivants, il travaille tandis que les autres révisent leur bac de français. Ils dînent ensemble. C'est un blanc dans chacune de leur existence: Julie retrouvera ses parents au terme du week-end de Pâques, Victor rentrera chez la reum, et Pap' récupérera les siens à la gare. Non sans appréhension: les retours du gynécée sont souvent difficiles.
Il observe ce petit couple de dix-sept ans qui a déjà découvert les gestes d'une complicité sans doute amoureuse. Ils s'effleurent de la main, ils échangent des propos complices, ils ont des attentions l'un pour l'autre, ils bâtissent quelques projets de vacances. Il les regarde avec une bienveillance qu'il ne sait préciser: est-ce celle d'un père, celle d'un grand frère, d'un protecteur mal défini? Que doit-il faire ou ne pas faire? Autoriser, interdire?