Autoriser, bien sûr. Et même, si c'est possible, leur faire oublier qu'il est en position – théorique – d'user de ce pouvoir-là. Ils sont de petits adultes se baladant dans son champ visuel. Pour une fois, Victor a quelque chose de plus important a vivre que ses rapports avec ses parents ou les jeux avec ses copains. Il est une personne seule, autonome, menant une histoire qui ne concerne que lui. Son père, en cette affaire, ne peut que s'effacer après avoir débroussaillé un terrain qu'il souhaite le plus dégagé possible. Car le seul grand et vrai bonheur de son enfant, désormais, passera par d'autres que lui-même. Loin de l'attrister, cette échappée l'emplit au contraire d'une joie aussi nouvelle que la perspective offerte: il n'a pas vécu avec son fils enfant; il l'a seulement côtoyé durant la plus grande partie de son adolescence; la suite est à eux. Victor se débarrassera peu à peu des contingences liées à l'histoire ancienne, celle de ses parents, ou, si elles lui collent encore à la peau, elles appartiendront à un autre registre, qui sera sien, intime désormais. Il partagera autre chose avec ses proches. Julie, par exemple. Ou une autre. Ses interrogations fondamentales différeront. Elles s'ordonneront autour d'un axe dont il conduira seul la mécanique. Il va grandir. Alors, songe son père, peut-être parviendront-ils enfin à se trouver, ou se retrouver. Puisqu'ils partageront une autre histoire que la leur.
Jeanne et les enfants ont repris leurs quartiers habituels. Non sans mal. Tom, Héloïse et Paul ont flairé leurs chambres comme des chiens sachant chasser, et ont aussitôt repéré la venue d'intrus. Ils ont établi une liste minutieuse des objets dérangés ou brisés. Chacun a porté plainte auprès de son parent respectif.
Pour Tom, la question a été réglée au plus vite: fraternité oblige, même s'il faut l'imposer. Le linge sale se lave en famille.
De l'autre côté, l'affaire est plus cqmpliquée: il y a victime.
Deux jours après la reprise du travail, Paul émet encore des ondes indiquant un trouble persistant. Il y a eu conciliabule dans sa chambre, dont les deux acteurs principaux – sa mère et lui-même – sont ressortis la mine basse. Le résultat des chuchotements se décrypte à livre ouvert. Paul, qui n'a rien dit, attend qu'on parle pour lui.
«Victor et ses copains sont venus? demande Jeanne, à l'orée du dîner.
– Oui.
– Ils sont allés dans les chambres des enfants?
– Oui.
– Ils ont cassé deux voitures de collection chez
Paul. Il y tenait beaucoup.
– On les réparera.
– Je ne veux plus qu'ils entrent chez mes enfants.»
La tension grimpe. S'il voulait l'arrêter, il lui suffirait de ne pas répondre. Mais il demande:
«Où doit-il aller?
– Chez son frère.
– Pourquoi?
– Parce que c'est son frère.»
Les deux voitures cassées ouvrent une crevasse reconnue par tous, masquee aussi minutieusement que possible, apparaissant peu à peu dans sa honteuse béance: qui est à qui, qui donne à qui, qui prend à qui, qui partage avec qui. Les enfants sèment des cailloux noirs sur un chemin délétère. Il y a du linge sale, mais il n'y a pas de famille. Et une œuvre à construire que Pap' comme Jeanne veulent absolument parfaite: le bonheur des enfants. A cela, ils le savent, aucun des deux ne sacrifiera jamais rien.
«Ils doivent savoir combien nous les aimons, dit Jeanne.
– S'ils exigent une seule preuve qui va contre nous et si nous la leur donnons, ils en demanderont une deuxième, puis une troisième, et ils nous feront nous quitter.
– Pourquoi aller jusque-là?
– Parce que ce sera la preuve ultime.»
«Alors mettons une serrure sur la porte des chambres.
– Je ne veux pas de serrure ici.
– C'est trop petit-bourgeois pour tes conceptions?
– Les territoires se partagent. Ils ne se gardent pas.
– Ils se respectent, aussi.
– Les enfants ne le savent pas.
– Apprends-leur.»
«Victor pourrait s'excuser.
– Victor ne s'excusera pas.
– Demande-le-lui.
– Non.
– Il serait humilié?
– Ce n'est pas dans nos habitudes.
– Vos habitudes ne sont pas les nôtres.»
Les différences, désormais, sont trop grandes. Celles des adultes leur conviennent: ils s'aiment aussi pour cela. Hélas, elles les empêchent de découvrir puis de tenir un langage commun face aux enfants. Lesquels apprécient ces différences en termes de moins et de plus ce qui, équation mathématique oblige, ne peut se traduire que par des déficits. La maison commune est comme une tirelire à trois fentes dépourvue de pot commun.
Les tensions entre les membres de la bande des Quatre, insoupçonnables lors de l'arrivée de Tom, se dessinent peu à peu. Les caractères s'affirment, les chemins divergent.