Un rayon est passé. Une patte vient de bouger. Le premier geste depuis l'entrée en hibernation, voici trois mois. Une autre patte avance lentement, terminée par deux griffes qui s'écartent peu à peu. Une troisième patte se détend. Puis un thorax. Puis un être. Puis douze êtres.
Ils tremblent pour aider leur sang transparent à circuler dans le réseau de leurs artères. Celui-ci passe de l'état pâteux à l'état liquoreux puis à l'état liquide. Peu à peu la pompe cardiaque se remet en marche. Elle propulse le jus vital jusqu'au bout de leurs membres. Les biomécaniques se réchauffent. Les articulations hypercomplexes pivotent. Partout, les rotules avec leurs plaques protectrices jouent à trouver leur point extrême de torsion.
Ils se lèvent. Leurs corps reprennent souffle. Leurs mouvements sont décomposés. Danse au ralenti. Ils se secouent légèrement, s'ébrouent. Leurs pattes avant se réunissent devant leur bouche comme pour prier, mais non, ils mouillent leurs griffes pour se lustrer les antennes.
Les douze qui se sont éveillés se frictionnent mutuellement. Puis ils tentent de réveiller leurs voisins. Mais ils ont à peine assez de force pour mouvoir leur propre corps, ils n'ont pas d'énergie à offrir. Ils renoncent. Alors, ils s'acheminent avec difficulté au milieu des corps statufiés de leurs sœurs. Ils se dirigent vers le grand Extérieur. Il faut que leur organisme à sang froid capte les calories de l'astre du jour. Ils avancent, harassés. Chaque pas est une douleur. Ils ont tellement envie de se recoucher et d'être tranquilles comme des millions de leurs pairs! Mais non. Ils ont été les premiers réveillés. Ils doivent maintenant ranimer toute la cité.
Ils traversent la peau de la ville. La lumière solaire les aveugle, mais le contact avec l'énergie pure est si réconfortant. Soleil entre dans nos carcasses creuses, Remue nos muscles endoloris Et unis nos pensées divisées. C'est une vieille aubade fourmi rousse du centième millénaire. Déjà à l'époque ils avaient envie de chanter dans leur cervelle au moment du premier contact chaud. Une fois dehors, ils se mettent à se laver avec méthode. Ils sécrètent une salive blanche et en enduisent leurs mâchoires et leurs pattes.
Ils se brossent. C'est tout un cérémonial immuable. D'abord les yeux. Les mille trois cents petits hublots qui forment chaque œil sphérique sont dépoussiérés, humectés, séchés. Ils opèrent de même pour les antennes, les membres inférieurs, les membres moyens, s membres supérieurs. Pour finir, ils astiquent leurs belles cuirasses rousses jusqu'à ce qu'elles étincellent comme des gouttes de feu.
Parmi les douze fourmis éveillées figure un mâle reproducteur. Il est un peu plus petit que la moyenne de la population belokanienne. Il a des mandibules étroites et il est programmé pour ne pas vivre plus de quelques mois, mais il est aussi pourvu d'avantages inconnus de ses congénères. Premier privilège de sa caste: en tant que sexué, il possède cinq yeux. Deux gros yeux globuleux qui lui donnent une large vision à 180°. Plus trois petits ocelles placés en triangle sur le front. Ces yeux surnuméraires sont en fait des capteurs infrarouges qui lui permettent de détecter à distance n'importe quelle source de chaleur, même dans l'obscurité la plus totale. Une telle caractéristique s'avère d'autant plus précieuse que la plupart des habitants des grandes cités de ce cent millième millénaire sont devenus complètement aveugles à force de passer toute leur existence sous erre. Mais il n'a pas que cette particularité. Il possède aussi (comme les femelles) des ailes qui lui permettront un jour de voler pour faire l'amour.
Son thorax est protégé par une plaque bouclier spéciale: le mésotonum. Ses antennes sont plus longues et plus sensibles que celles des autres habitants. Ce jeune mâle reproducteur reste un long moment sur le dôme, à se gaver de soleil. Puis, lorsqu'il est bien réchauffé, il rentre dans la cité. Il fait temporairement partie de la caste des fourmis «messagères thermiques».
Il circule dans les couloirs du troisième étage inférieur. Ici, tout le monde dort encore profondément. Les corps gelés sont figés. Les antennes sont à l'abandon. Les fourmis rêvent encore.
Le jeune mâle avance sa patte vers une ouvrière qu'il veut éveiller de la chaleur de son corps. Le contact tiède provoque une agréable décharge électrique.
Un pas de souris se fit entendre dès le deuxième coup de sonnette. La porte s'ouvrit, avec un temps d'arrêt quand Grand-mère Augusta en retira la chaîne de sûreté. Depuis la mort de ses deux enfants, elle vivait recluse dans ce petit trente mètres carrés, ressassant les souvenirs anciens. Cela ne pouvait lui faire du bien, mais n'avait en rien altéré sa gentillesse.