Les ouvrières ne l'en bichonnent pas moins. Elles lui tirent sur les pattes pour les assouplir. Elles la forcent à se contorsionner pour faire craquer ses articulations thoraciques et abdominales. Elles vérifient que son jabot social est surgavé de miellat en le pressant pour lui faire dégorger une goutte. Ce sirop devrait lui permettre de tenir quelques heures de vol continu. Voilà. 56 est prête. A la suivante. La princesse parée de tous ses atours et de tous ses parfums quitte le gynécée. Le 327e mâle ne s'y était pas trompé, c'est vraiment une grande beauté. Elle peine à soulever ses ailes. C'est fou comme elles ont poussé vite ces derniers jours. Elles sont désormais si longues et si lourdes qu'elles traînent à terre… comme un voile nuptial. D'autres femelles apparaissent au débouché des couloirs. En compagnie d'une centaines de ces vierges, 56e circule déjà dans les branchettes du dôme. Certaines exaltées s'accrochent à des brindilles; leurs quatre ailes s'en trouvent rayées, transpercées ou carrément arrachées. Les malheureuses ne vont pas plus haut, de toute façon elles ne pourraient pas décoller. Dépitées, elles redescendent au cinquième étage. Comme les princesses naines, elles ne connaîtront pas l'envol d'amour. Elles se reproduiront tout bêtement dans une salle close, à même le sol.
La 56e femelle, elle, est encore intacte. Elle sautille d'une brindille à l'autre en faisant bien attention de ne pas tomber et de ne pas abîmer ses ailes délicates. Une sœur qui chemine à ses côtés sollicite un contact antennaire. Elle se demande ce que peuvent être ces fameux mâles reproducteurs. Des sortes de faux-bourdons ou de mouches?
56e ne répond pas. Elle repense à 327e, à l'énigme de 1' «arme secrète». Tout est fini. Plus de cellule de travail. En tout cas pour les deux sexués. Toute l'affaire est désormais entre les griffes de 103 683e.
Elle se remémore avec nostalgie les événements.
Le mâle fugitif qui débarque dans sa loge…
sans passeports!
Leur première communication absolue.
Leur rencontre avec 103 683e.
Les tueuses au parfum de roche.
La course dans les bas-fonds de la Cité.
La cachette remplie des cadavres de ce qui aurait pu être leur «légion».
La lomechuse.
Le passage secret dans le granit…
Tout en marchant, elle remue les souvenirs et s'estime privilégiée. Aucune de ses sœurs n'a vécu de telles aventures, avant même d'avoir quitté la Cité.
Les tueuses aux odeurs de roche… La lomechuse… Le passage secret dans le granit…
La folie ne peut rien expliquer, s'agissant d'individus aussi nombreux. Des mercenaires espionnant au bénéfice des termites? Non, ça ne colle décidément pas, il n'y en aurait pas autant, pas aussi bien organisées.
Resterait de toute façon un point qui ne cadre avec rien: pourquoi y a-t-il des réserves de nourriture sous le plancher de la Cité? Pour nourrir les espionnes? Non, il y a là de quoi engraisser des millions de personnes… Elles ne sont quand même pas des millions.
Et cette surprenante lomechuse. C'est un animal de surface. Il est impossible qu'elle soit descendue par ses propres moyens à l'étage - 50. On l'a donc transportée. Mais dès qu'on approche cet insecte, on est captivé par ses effluves. Il faut donc un groupe assez fort, pour envelopper le monstre dans des feuilles souples et le transbahuter discrètement jusqu'en bas. Plus elle y pense, plus elle se rend compte que cela suppose des moyens considérables. Et en fait, à bien regarder les choses en face, tout se passe comme si une partie de la Meute avait un secret, qu'elle protégeait farouchement contre ses propres sœurs. Des contacts inconnus lui vrillent la tête. Elle s'arrête. Ses congénères croient qu'elle défaille d'émotion avant l'envol nuptial. Ça arrive parfois, les sexués sont si sensibles. Elle ramène ses antennes sur sa bouche. Elle se répète rapidement: l'expédition numéro un anéantie, l'arme secrète, les trente légionnaires tués, la lomechuse, le passage secret dans la roche granitique, les réserves alimentaires…
Ça y est, bon sang, elle a compris! Elle s'élance à contre-courant. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard!
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