La vie quotidienne était limpide, nous fréquentions des personnes rassises qui parlaient haut et clair, fondaient leurs certitudes sur de sains principes, sur la Sagesse des Nations et ne daignaient se distinguer du commun que par un certain maniérisme de l'âme auquel j'étais parfaitement habitué. A peine émis, leurs avis me convainquaient par une évidence cristalline et simplette; voulaient-elles justifier leurs conduites, elles fournissaient des raisons si ennuyeuses qu'elles ne pouvaient manquer d'être vraies; leurs cas de conscience, complaisamment exposés, me troublaient moins qu'ils ne m'édifiaient: c'étaient de faux conflits résolus d'avance, toujours les mêmes; leurs torts, quand elles les reconnaissaient, ne pesaient guère: la précipitation, une irritation légitime mais sans doute exagérée avaient altéré leur jugement; par bonheur, elles s'en étaient avisées à temps; les torts des absents, plus graves, n'étaient jamais impardonnables: on ne médisait point, chez nous, on constatait, dans l'affliction, les défauts d'un caractère. J'écoutais, je comprenais, j'approuvais, je trouvais ces propos rassurants et je n'avais pas tort puisqu'ils visaient à rassurer: rien n'est sans remède et, dans le fond, rien ne bouge, les vaines agitations de la surface ne doivent pas nous cacher le calme mortuaire qui est notre lot.
Nos visiteurs prenaient congé, je restais seul, je m'évadais de ce banal cimetière, j'allais rejoindre la vie, la folie dans les livres. Il me suffisait d'en ouvrir un pour y redécouvrir cette pensée inhumaine, inquiète dont les pompes et les ténèbres passaient mon entendement, qui sautait d'une idée à l'autre, si vite que je lâchais prise, cent fois par page, et la laissais filer, étourdi, perdu. J'assistais à des événements que mon grand-père eût certainement jugés invraisemblables et qui, pourtant, avaient l'éclatante vérité des choses écrites. Les personnages surgissaient sans crier gare, s'aimaient, se brouillaient, s'entr'égorgeaient; le survivant se consumait de chagrin, rejoignait dans la tombe l'ami, la tendre maîtresse qu'il venait d'assassiner. Que fallait-il faire? Étais-je appelé, comme les grandes personnes, à blâmer, féliciter, absoudre? Mais ces originaux n'avaient pas du tout l'air de se guider sur nos principes et leurs motifs, même lorsqu'on les donnait, m'échappaient. Brutus tue son fils et c'est ce que fait aussi Mateo Falcone. Cette pratique paraissait donc assez commune. Autour de moi, pourtant, personne n'y avait recouru. A Meudon, mon grand-père s'était brouillé avec mon oncle Émile et je les avais entendus crier dans le jardin, il ne semblait pas, cependant, qu'il eût songé à l'abattre. Comment jugeait-il les pères infanticides? Moi, je m'abstenais: mes jours n'étaient pas en danger puisque j'étais orphelin et ces meurtres d'apparat m'amusaient un peu, mais, dans les récits qu'on en faisait, je sentais une approbation qui me déroutait. Horace, j'étais obligé de me faire violence pour ne pas cracher sur la gravure qui le montrait casqué, l'épée nue, courant après la pauvre Camille. Karl fredonnait parfois:
On n' peut pas êt' plus proch' parents Que frère et sœur assurément…