Читаем Les Mots полностью

Ça me troublait: si l'on m'eût donné, par chance, une sœur, m'eût-elle été plus proche qu'Anne-Marie? Que Karlémami? Alors c'eût été mon amante. Amante n'était encore qu'un mot ténébreux que je rencontrais souvent dans les tragédies de Corneille. Des amants s'embrassent et se promettent de dormir dans le même lit (étrange coutume: pourquoi pas dans des lits jumeaux comme nous faisions, ma mère et moi?). Je ne savais rien de plus mais sous la surface lumineuse de l'idée, je pressentais une masse velue. Frère, en tout cas, j'eusse été incestueux. J'y rêvais. Dérivation? Camouflage de sentiments interdits? C'est bien possible. J'avais une sœur aînée, ma mère, et je souhaitais une sœur cadette. Aujourd'hui encore – 1963 – c'est bien le seul lien de parenté qui m'émeuve [1]. J'ai commis la grave erreur de chercher souvent parmi les femmes cette sœur qui n'avait pas eu lieu: débouté, condamné aux dépens. N'empêche que je ressuscite, en écrivant ces lignes, la colère qui me prit contre le meurtrier de Camille; elle est si fraîche et si vivante que je me demande si le crime d'Horace n'est pas une des sources de mon antimilitarisme: les militaires tuent leurs sœurs. Je lui en aurais fait voir, moi, à ce soudard. Pour commencer, au poteau! Et douze balles dans la peau! Je tournais la page; des caractères d'imprimerie me démontraient mon erreur: il fallait acquitter le sororicide. Pendant quelques instants, je soufflais, je frappais du sabot, taureau déçu par le leurre. Et puis, je me hâtais de jeter des cendres sur ma colère. C'était comme ça; je devais en prendre mon parti: j'étais trop jeune. J'avais tout pris de travers; la nécessité de cet acquittement se trouvait justement établie par les nombreux alexandrins qui m'étaient restés hermétiques ou que j'avais sautés par impatience. J'aimais cette incertitude et que l'histoire m'échappât de tout côté: cela me dépaysait. Vingt fois je relus les dernières pages de Madame Bovary; à la fin, j'en savais des paragraphes entiers par cœur sans que la conduite du pauvre veuf me devînt plus claire: il trouvait des lettres, était-ce une raison pour laisser pousser sa barbe? Il jetait un regard sombre à Rodolphe, donc il lui gardait rancune – de quoi, au fait? Et pourquoi lui disait-il: «Je ne vous en veux pas»? Pourquoi Rodolphe le trouvait-il «comique et un peu vil»? Ensuite Charles Bovary mourait: de chagrin? de maladie? Et pourquoi le docteur l'ouvrait-il puisque tout était fini? J'aimais cette résistance coriace dont je ne venais jamais à bout; mystifié, fourbu, je goûtais l'ambiguë volupté de comprendre sans comprendre: c'était l'épaisseur du monde; le cœur humain dont mon grand-père parlait volontiers en famille, je le trouvais fade et creux partout sauf dans les livres. Des noms vertigineux conditionnaient mes humeurs, me plongeaient dans des terreurs ou des mélancolies dont les raisons m'échappaient. Je disais «Charbovary» et je voyais, nulle part, un grand barbu en loques se promener dans un enclos: ce n'était pas supportable. A la source de ces anxieuses délices il y avait la combinaison de deux peurs contradictoires. Je craignais de tomber la tête la première dans un univers fabuleux et d'y errer sans cesse, en compagnie d'Horace, de Charbovary, sans espoir de retrouver la rue Le Goff, Karlémami ni ma mère. Et, d'un autre côté, je devinais que ces défilés de phrases offraient aux lecteurs adultes des significations qui se dérobaient à moi. J'introduisais dans ma tête, par les yeux, des mots vénéneux, infiniment plus riches que je ne savais; une force étrangère recomposait en moi par le discours des histoires de furieux qui ne me concernaient pas, un atroce chagrin, le délabrement d'une vie: n'allais-je pas m'infecter, mourir empoisonné? Absorbant le Verbe, absorbé par l'image, je ne me sauvais, en somme, que par l'incompatibilité de ces deux périls simultanés. A la tombée du jour, égaré dans une jungle de paroles, tressaillant au moindre bruit, prenant les craquements du parquet pour des interjections, je croyais découvrir le langage à l'état de nature, sans les hommes. Avec quel lâche soulagement, avec quelle déception, je retrouvais la banalité familiale quand ma mère entrait et donnait de la lumière en s'écriant: «Mon pauvre chéri, mais tu t'arraches les yeux!» Hagard, je bondissais sur mes pieds, je criais, je courais, je faisais le pasquin. Mais jusque dans cette enfance reconquise, je me tracassais: de quoi parlent les livres? Qui les écrit? Pourquoi? Je m'ouvris de ces inquiétudes à mon grand-père qui, après réflexion, jugea qu'il était temps de m'affranchir et fit si bien qu'il me marqua.

Перейти на страницу:

Похожие книги

Сочинения
Сочинения

Порфирий — древнегреческий философ, представитель неоплатонизма. Ученик Плотина, издавший его сочинения, автор жизнеописания Плотина.Мы рады представить читателю самый значительный корпус сочинений Порфирия на русском языке. Выбор публикуемых здесь произведений обусловливался не в последнюю очередь мерой малодоступности их для русского читателя; поэтому в том не вошли, например, многократно издававшиеся: Жизнь Пифагора, Жизнь Плотина и О пещере нимф. Для самостоятельного издания мы оставили также логические трактаты Порфирия, требующие отдельного, весьма пространного комментария, неуместного в этом посвященном этико-теологическим и психологическим проблемам томе. В основу нашей книги положено французское издание Э. Лассэ (Париж, 1982).В Приложении даю две статьи больших немецких ученых (в переводе В. М. Линейкина), которые помогут читателю сориентироваться в круге освещаемых Порфирием вопросов.

Порфирий

Философия