J'avais deux raisons de respecter mon instituteur: il me voulait du bien, il avait l'haleine forte. Les grandes personnes doivent être laides, ridées, incommodes; quand elles me prenaient dans leurs bras, il ne me déplaisait pas d'avoir un léger dégoût à surmonter: c'était la preuve que la vertu n'était pas facile. Il y avait des joies simples, triviales: courir, sauter, manger des gâteaux, embrasser la peau douce et parfumée de ma mère; mais j'attachais plus de prix aux plaisirs studieux et mêlés que j'éprouvais dans la compagnie des hommes mûrs: la répulsion qu'ils m'inspiraient faisait partie de leur prestige: je confondais le dégoût avec l'esprit de sérieux. J'étais snob. Quand M. Barrault se penchait sur moi, son souffle m'infligeait des gênes exquises, je respirais avec zèle l'odeur ingrate de ses vertus. Un jour, je découvris une inscription toute fraîche sur le mur de l'École, je m'approchai et lus: «Le père Barrault est un con.» Mon cœur battit à se rompre, la stupeur me cloua sur place, j'avais peur. «Con», ça ne pouvait être qu'un de ces «vilains mots» qui grouillaient dans les bas-fonds du vocabulaire et qu'un enfant bien élevé ne rencontre jamais; court et brutal, il avait l'horrible simplicité des bêtes élémentaires. C'était déjà trop de l'avoir lu: je m'interdis de le prononcer, fût-ce à voix basse. Ce cafard accroché à la muraille, je ne voulais pas qu'il me sautât dans la bouche pour se métamorphoser au fond de ma gorge en un claironnement noir. Si je faisais semblant de ne pas l'avoir remarqué, peut-être rentrerait-il dans un trou de mur. Mais, quand je détournais mon regard, c'était pour retrouver l'appellation infâme: «le père Barrault», qui m'épouvantait plus encore: le mot «con», après tout, je ne faisais qu'en augurer le sens; mais je savais très bien qui on appelait «père Untel» dans ma famille: les jardiniers, les facteurs, le père de la bonne, bref les vieux pauvres. Quelqu'un voyait M. Barrault, l'instituteur, le collègue de mon grand-père, sous l'aspect d'un vieux pauvre. Quelque part, dans une tête, rôdait cette pensée malade et criminelle. Dans quelle tête? Dans la mienne, peut-être. Ne suffisait-il pas d'avoir lu l'inscription blasphématoire pour être complice d'un sacrilège? Il me semblait à la fois qu'un fou cruel raillait ma politesse, mon respect, mon zèle, le plaisir que j'avais chaque matin à ôter ma casquette en disant «Bonjour, Monsieur l'Instituteur» et que j'étais moi-même ce fou, que les vilains mots et les vilaines pensées pullulaient dans mon cœur. Qu'est-ce qui m'empêchait, par exemple, de crier à plein gosier: «Ce vieux sagouin pue comme un cochon.» Je murmurai: «Le père Barrault pue» et tout se mit à tourner: je m'enfuis en pleurant. Dès le lendemain je retrouvai ma déférence pour M. Barrault, pour son col de celluloïd et son nœud papillon. Mais, quand il s'inclinait sur mon cahier, je détournais la tête en retenant mon souffle.