Anne-Marie, la fille cadette, passa son enfance sur une chaise. On lui apprit à s'ennuyer, à se tenir droite, à coudre. Elle avait des dons: on crut distingué de les laisser en friche; de l'éclat: on prit soin de le lui cacher. Ces bourgeois modestes et fiers jugeaient la beauté au-dessus de leurs moyens ou au-dessous de leur condition; ils la permettaient aux marquises et aux putains. Louise avait l'orgueil le plus aride: de peur d'être dupe elle niait chez ses enfants, chez son mari, chez elle-même les qualités les plus évidentes; Charles ne savait pas reconnaître la beauté chez les autres: il la confondait avec la santé: depuis la maladie de sa femme, il se consolait avec de fortes idéalistes, moustachues et colorées, qui se portaient bien. Cinquante ans plus tard, en feuilletant un album de famille, Anne-Marie s'aperçut qu'elle avait été belle.
A peu près vers le même temps que Charles Schweitzer rencontrait Louise Guillemin, un médecin de campagne épousa la fille d'un riche propriétaire périgourdin et s'installa avec elle dans la triste grand-rue de Thiviers, en face du pharmacien. Au lendemain du mariage, on découvrit que le beau-père n'avait pas le sou. Outré, le docteur Sartre resta quarante ans sans adresser la parole à sa femme; à table, il s'exprimait par signes, elle finit par l'appeler «mon pensionnaire». Il partageait son lit, pourtant, et, de temps à autre, sans un mot, l'engrossait: elle lui donna deux fils et une fille; ces enfants du silence s'appelèrent Jean-Baptiste, Joseph et Hélène. Hélène épousa sur le tard un officier de cavalerie qui devint fou; Joseph fit son service dans les zouaves et se retira de bonne heure chez ses parents. Il n'avait pas de métier: pris entre le mutisme de l'un et les criailleries de l'autre, il devint bègue et passa sa vie à se battre contre les mots. Jean-Baptiste voulut préparer Navale, pour voir la mer. En 1904, à Cherbourg, officier de marine et déjà rongé par les fièvres de Cochinchine, il fit la connaissance d'Anne-Marie Schweitzer, s'empara de cette grande fille délaissée, l'épousa, lui fit un enfant au galop, moi, et tenta de se réfugier dans la mort.
Mourir n'est pas facile: la fièvre intestinale montait sans hâte, il y eut des rémissions. Anne-Marie le soignait avec dévouement, mais sans pousser l'indécence jusqu'à l'aimer. Louise l'avait prévenue contre la vie conjugale: après des noces de sang, c'était une suite infinie de sacrifices, coupée de trivialités nocturnes. A l'exemple de sa mère, ma mère préféra le devoir au plaisir. Elle n'avait pas beaucoup connu mon père, ni avant ni après le mariage, et devait parfois se demander pourquoi cet étranger avait choisi de mourir entre ses bras. On le transporta dans une métairie à quelques lieues de Thiviers; son père venait le visiter chaque jour en carriole. Les veilles et les soucis épuisèrent Anne-Marie, son lait tarit, on me mit en nourrice non loin de là et je m'appliquai, moi aussi, à mourir: d'entérite et peut-être de ressentiment. A vingt ans, sans expérience ni conseils, ma mère se déchirait entre deux moribonds inconnus; son mariage de raison trouvait sa vérité dans la maladie et le deuil. Moi, je profitais de la situation: à l'époque, les mères nourrissaient elles-mêmes et longtemps; sans la chance de cette double agonie, j'eusse été exposé aux difficultés d'un sevrage tardif. Malade, sevré par la force à neuf mois, la fièvre et l'abrutissement m'empêchèrent de sentir le dernier coup de ciseaux qui tranche les liens de la mère et de l'enfant; je plongeai dans un monde confus, peuplé d'hallucinations simples et de frustes idoles. A la mort de mon père, Anne-Marie et moi, nous nous réveillâmes d'un cauchemar commun; je guéris. Mais nous étions victimes d'un malentendu: elle retrouvait avec amour un fils qu'elle n'avait jamais quitté vraiment; je reprenais connaissance sur les genoux d'une étrangère.