C'est en passant avec précaution un sentier étroit bordé d'un à-pic qu'il repéra Electre, blessée tout au fond de la ravine. Lawrence évalua ses chances d'atteindre le bas de la pente broussailleuse où avait glissé la louve et estima pouvoir s'en débrouiller seul. Tous les gardes du Mercantour arpentaient le territoire et il faudrait attendre trop longtemps le secours d'un collègue. Il mit plus d'une heure à rejoindre l'animal, assurant prise après prise sous un soleil de forçat. La louve était à ce point faible qu'il n'eut pas même besoin de lui juguler les crocs pour la palper. Une patte cassée, pas mangé depuis des jours. Il la coucha sur une toile qu'il noua à son épaule. La bête, même amaigrie, pesait ses trente kilos, une plume pour un loup, un fardeau pour un homme remontant un à-pic. Parvenu au sentier, Lawrence s'accorda une demi-heure de repos, étendu à l'ombre sur le dos, une main posée sur le pelage de la femelle, pour bien lui faire comprendre qu'elle allait pas crever là toute seule comme aux débuts du monde.
A huit heures du soir, il apportait la louve au baraquement des soins.
– Il y a du grabuge en bas? demanda le vétérinaire en transportant Electre sur une table.
– Rapport?
– Rapport aux brebis égorgées.
Lawrence hocha la tète.
– Faut qu'on mette la main dessus avant qu'ils montent ici. Saccageraient tout.
– Tu repars? demanda le vétérinaire en voyant Lawrence empocher du pain, une saucisse et une bouteille.
– Ai à faire.
Oui, aller chasser pour le vieillard. Ça pouvait prendre un bout de temps. Parfois il ratait ses coups, comme le vétéran.
Il laissa une note pour Jean Mercier. Ils ne se croiseraient pas ce soir, il dormirait à sa bergerie.
Ce fut Camille qui l'alerta le lendemain par téléphone, un peu avant dix heures, alors qu'il poursuivait son inspection vers le nord. A sa voix rapide, Lawrence comprit que le grabuge s'accélérait.
– Ça a recommencé, dit Camille. Un carnage aux Ecarts, chez Suzanne Rosselin.
– À Saint-Victor? dit Lawrence, en criant presque.
– Chez Suzanne Rosselin, répéta Camille, au village. Le loup en a égorgé cinq et blessé trois.
– Bouffées sur place?
– Non, il en a arraché des morceaux, comme pour les autres. Il n'a pas l'air d'attaquer pour se nourrir. Sibellius, tu l'as vu?
– Pas trace.
– Faudrait que tu descendes. Deux gendarmes se sont pointés, mais Gerrot dit qu'ils ne sont pas foutus d'examiner les animaux correctement. Et le vétérinaire est en poulinage à des kilomètres. Tout le monde hurle, tout le monde gueule. Merde, descends, Lawrence.
– Dans deux heures, aux Écarts.
Suzanne Rosselin dirigeait seule l'élevage des Ecarts, à l'ouest du village, et d'une main de fer, disait-on. Les manières rudes et même viriles de cette grande et grosse femme l'avaient fait respecter et craindre de tout le canton, mais, hors de son domaine, elle était peu recherchée. On la trouvait trop brutale, trop grossière. Et moche. On racontait qu'un Italien de passage l'avait séduite trente ans plus tôt et qu'elle avait voulu le suivre sans le consentement de son père. Séduite jusqu'au bout, précisait-on. Mais la vie ne lui avait pas même laissé le temps de fronder que l'Italien avait disparu dans sa botte natale et que les parents étaient décédés dans l'année. Ensuite, on disait que la trahison, la honte, et le manque d'homme avaient durci la tête de Suzanne. Et que c'est le destin, par vengeance, qui l'avait rendue si hommasse. D'autres assuraient que non, qu'elle avait toujours été hommasse. C'était un peu pour toutes ces raisons que Camille aimait bien Suzanne, dont le langage de charretier, porté jusqu'à l'incandescence, avait quelque chose d'admirable. Camille, par les enseignements de sa mère, tenait la grossièreté pour un art de vivre, et la pratique professionnelle de Suzanne l'impressionnait.
Une fois par semaine environ, elle montait à la bergerie payer la caisse de nourriture que lui préparait Suzanne. Et sitôt qu'on pénétrait sur les terres des Ecarts, c'en était fini des aigres commentaires et des railleries: les cinq hommes et femmes qui travaillaient là se seraient fait hacher pour Suzanne Rosselin.
Elle suivit le chemin pierreux qui grimpait entre les terrasses jusqu'à la maison, une bâtisse de pierres haute et étroite percée d'une porte basse et d'ouvertures asymétriques et exiguës. Camille pensait que la toiture délabrée ne tenait le coup que par la grâce d'une solidarité occulte entre tuiles, soudées les unes aux autres par esprit de corps. L'endroit était désert et elle gagna la longue bergerie, plantée à flanc de pente cinq cents mètres plus haut. On entendait Suzanne Rosselin gueuler dans les lointains. Camille plissa les yeux dans le soleil pour distinguer les chemises bleues de deux gendarmes, et le boucher Sylvain qui s'agitait en tous sens. Dès qu'il s'agissait de viande, il fallait qu'il soit là.