Et puis, hiératique, droit, debout contre le mur de la bergerie se tenait le Veilleux. Elle n'avait pas encore eu l'occasion d'apercevoir de près le très vieux berger de Suzanne, toujours planqué au cœur de ses moutons. On disait qu'il couchait dans la vieille bâtisse, au milieu des bêtes, mais ça ne choquait personne. On l'appelait «le Veilleux», c'est-à-dire le «veilleur», le «gardeur», ainsi que Camille avait fini par le comprendre, et elle ne savait pas son nom véritable. Maigre et raide, le regard hautain, les cheveux blancs un peu longs, les poings serrés sur un bâton fiché dans le sol, il était au sens vrai du mot un majestueux vieillard, au point que Camille ne sut si on pouvait, ou pas, se permettre de lui adresser la parole.
De l'autre côté de Suzanne, tout aussi droit que le Veilleux, et comme par mimétisme, se tenait le jeune Soliman. On aurait cru, à les voir encadrer Suzanne comme deux gardes immobiles, qu'ils attendaient un seul signe d'elle pour disperser d'un revers de bâton une cohue d'assaillants imaginaires montant à l'assaut. Rien de tel. Le Veilleux était dans sa pose naturelle, et Soliman, en ces circonstances un peu dramatiques, se réglait tout simplement à son pas. Suzanne parlementait avec les gendarmes, on remplissait des constats. Les brebis égorgées avaient été transportées plus au frais, dans l'obscurité de la bergerie.
En apercevant Camille, Suzanne lui posa une grosse poigne sur l'épaule et la secoua.
– Ce serait le moment qu'il soit là, ton trappeur, dit-elle. Qu'il nous dise. Il est sûrement plus dégourdi que ces deux connards qui ne sont pas foutus de se démerder.
Le boucher Sylvain risqua un geste.
– Ta gueule, Sylvain, interrompit Suzanne. T'es aussi abruti que les autres. Je ne t'en veux pas, t'as des excuses, c'est pas ton boulot.
Personne ne s'offensait et les deux gendarmes, comme blasés, remplissaient péniblement les formulaires.
– Je l'ai prévenu, dit Camille. Il descend.
– Si t'as une minute, après. Il y a fuite aux latrines, faudrait que tu m'arranges ça.
– Je n'ai pas mes outils, Suzanne. Plus tard.
– En attendant, va voir ce trafic là-dedans, ma fille, dit Suzanne en pointant son pouce épais vers ïa bergerie. Un vrai sacrifice de sauvage.
Avant de passer la porte basse, Camille salua respectueusement le Veilleux, intimidée, et serra la main de Soliman. En revanche, elle connaissait bien Soliman, qui suivait Suzanne comme une ombre et la secondait dans toutes ses tâches, et elle connaissait aussi son histoire.
C'était même la première histoire qu'on lui avait contée à son arrivée, comme s'il y avait urgence: un Noir dans le village, c'est à peine si on s'en était remis vingt-trois ans après. Le jeune Africain avait été, comme dans les contes, déposé tout bébé dans un panier à figues devant la porte de l'église. Personne n'avait jamais vu aucun Noir à Saint-Victor ni dans les environs, et on supposait que le bébé avait été fait à la ville, à Nice peut-être, où tout est envisageable, y compris les bébés noirs. Mais c'était bien devant le porche de Notre-Dame de Saint-Victor qu'il braillait comme un perdu, qu'il était. A l'aube de ce jour, la moitié du village tournait, éperdue, autour du panier et de l'enfant tout noir. Puis des bras de femme, au départ réticents, s'étaient tendus pour le soulever, puis le bercer, tenter de l'apaiser. Lucie, qui tenait le café de la place, avait la première osé poser un baiser sur la joue enduite de morve. Mais rien ne calmait le petit qui s'étranglait dans ses hurlements. «Il a faim, le négrillon», disait une vieille, «il a chié», disait un autre. Puis la massive Suzanne s'était approchée d'un pas d'athlète, avait rompu les rangs, attrapé le petit et l'avait calé sur son bras. L'enfant avait cessé sur l'instant de hurler et laissé tomber sa tête sur la grosse poitrine. Dès ce moment, chacun, comme dans un conte où les princesses auraient été des grosses Suzannes, avait admis comme une évidence que le petit négrillon appartiendrait désormais à la maîtresse des Ecarts. Suzanne avait enfoncé son index dans la bouche avide et avait gueulé – Lucie s'en souviendrait toute sa vie:
– Fouillez le panier, connards! Y a forcément un mot!
Il y avait un mot. Ce fut le curé qui, montant sur le perron de l'église, tendit gravement un bras pour réclamer le silence et entreprit de le lire à haute voix:
– Articule, connard! avait clamé Suzanne en secouant le bébé. On comprend rien!
Ça, Lucie s'en souviendrait toute sa vie. Suzanne Rosselin ne respectait rien.
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