– Pauvre vagabond! n’en auras-tu jamais fini de cet épuisant vagabondage? où vas-tu à présent? Si les courants t’emportent jusqu’aux suaves Antilles aux plages battues des seuls nénuphars, y transmettras-tu pour moi un petit message? Cherches-y un certain Pip, disparu depuis longtemps déjà; je crois qu’il est dans ces îles lointaines. Si tu le trouves, console-le car il doit être bien triste car, vois, il a oublié son tambourin et je l’ai trouvé. Rig-a-dig, dig, dig! Maintenant meurs, Queequeg et je rythmerai ta marche funèbre.
– J’ai entendu dire, murmura Starbuck, contemplant la scène, penché sur l’écoutille, que des hommes parfaitement ignorants venaient, sous le coup de fièvres violentes, à parler des langues anciennes et que l’on découvrait toujours en approfondissant ce mystère que, lors d’une enfance tout entière oubliée, ils les avaient effectivement entendu parler par des savants de leur entourage. Aussi j’ai la conviction que le pauvre Pip, dans l’étrange fraîcheur de sa folie, apporte les preuves divines de toutes nos demeures célestes. Où ailleurs aurait-il appris tout cela? Chut! il parle encore mais avec plus de frénésie.
– En rangs par deux! Faisons de lui un général! Oh! où est son harpon? Posons-le là. Rig-a-dig, dig, dig! Hurrah! Oh! qu’un coq de combat vienne à s’asseoir sur sa tête pour chanter! Queequeg meurt en héros, entendez bien, Queequeg meurt en héros! Ne l’oubliez pas, Queequeg meurt en héros! Je dis bien héros, héros! mais ce vil petit Pip lui est mort en couard, il est mort tout frissonnant. Haro sur Pip! Chut si vous trouvez Pip, informez toutes les Antilles que c’est un déserteur, un couard, un couard, un couard! Dites-leur qu’il a sauté d’une baleinière! Jamais je ne jouerais du tambourin pour l’ignoble Pip, ni le consacrerais général, s’il mourait ici encore une fois. Non, non! honte à tous les couards, honte à eux! qu’ils se noient comme Pip qui a sauté d’une baleinière. Honte! Honte!
Pendant ce temps, Queequeg, immobile, les yeux clos, semblait rêver, puis Pip fut emmené et le malade fut remis dans son hamac.
Mais maintenant qu’il avait apparemment pris toutes ses mesures devant la mort, que son cercueil s’était révélé bien ajusté, Queequeg tout soudain revint à la vie, il s’avéra bientôt que la boîte du charpentier était inutile et, à ceux qui lui exprimaient leur ravissement étonné, il répondit en substance que la raison de cette brusque convalescence tenait au fait qu’au moment critique il s’était souvenu d’avoir négligé un petit devoir à terre. Aussi s’était-il ravisé quant à sa mort et il déclara qu’il ne pouvait mourir pour le moment. Ils lui demandèrent alors si vivre ou mourir dépendait de sa volonté souveraine et de son bon plaisir. Il répondit: certainement. En un mot, l’opinion de Queequeg était que si un homme était décidé à vivre, une simple maladie ne pouvait le tuer, ni rien, hormis une baleine, ou une tempête, ou quelque agent destructeur de même nature, violent, irrépressible, inintelligent.
Mais il y a une différence notoire entre un sauvage et un civilisé car, tandis qu’un civilisé malade fait souvent six mois de convalescence, un sauvage malade est en règle générale presque rétabli en un jour. Aussi mon Queequeg reprit-il des forces en temps voulu et enfin, après être indolemment resté assis pendant quelques jours sur le guindeau (mangeant toutefois avec un solide appétit) il gicla soudain sur ses pieds, s’étira en tous sens, bras et jambes, bâilla quelque peu et, sautant dans sa pirogue suspendue, et balançant un harpon, il se déclara prêt au combat.
Avec une sauvage fantaisie, il utilisa désormais son cercueil comme coffre, y versa le contenu de son sac de toile et y rangea ses vêtements. Il consacra de nombreuses heures de loisir à sculpter sur le couvercle des figures grotesques et des dessins et il semblait qu’il cherchât à sa manière primitive à y transcrire les tatouages compliqués de son corps. Tatouages qui étaient l’œuvre d’un défunt prophète et voyant de son île qui avait écrit, dans ces caractères hiéroglyphiques, une thèse complète sur les cieux et la terre et un traité mystique sur l’art d’atteindre à la vérité. La personne de Queequeg était dès lors une énigme à déchiffrer, une œuvre étonnante en un volume dont lui-même ne pouvait pas lire les mystères contre lesquels battait pourtant son cœur de chair. Ces mystères étaient donc destinés à tomber en poussière avec le parchemin vivant où ils s’inscrivaient et à demeurer à jamais impénétrés. C’est bien une telle pensée qui avait dû arracher à Achab cette exclamation farouche qu’il eut lorsque, se détournant un matin du pauvre Queequeg, il s’écria: «Oh! satanique supplice de Tantale infligé par les dieux!»
CHAPITRE CXI