Mais il n'en est pas sûr. Il a déjà livré bataille à Allenstein. Davout a bousculé les Russes à Bergfride. Il ne s'est agi que d'affrontements limités.
« Je manœuvre sur l'ennemi, reprend Napoléon en s'adressant à Murat, s'il ne se retire pas à temps il pourrait fort bien être enlevé. »
Il se penche sur l'encolure de son cheval. Il veut accrocher les Russes, les retenir pour les encercler et les écraser. Mais c'est à croire que Bennigsen est au courant de la manœuvre. Il recule à point nommé. Peut-être a-t-il saisi l'un des courriers envoyés à Ney ou à Bernadotte, qui sont sur l'aile gauche et remontent la rivière Passarge cependant que Davout tient l'aile droite.
- Chargez sans attendre, dit Napoléon à Murat.
La cavalerie légère, hussards et chasseurs, s'élance, puis les dragons du général Klein.
Il faut rester impassible, voir les chevaux et les hommes basculer du pont sous la mitraille, s'abattre dans la neige, glisser sur la glace.
Maudit soit ce pays.
Il l'a écrit à Joseph, qui plastronne dans son royaume de Naples.
« C'est donc une mauvaise plaisanterie que de nous comparer à l'armée de Naples, faisant la guerre dans le beau pays de Naples où l'on a du vin, de l'huile, du pain, du drap, des draps de lit, de la société et même des femmes. »
Ici, rien.
Depuis qu'il a quitté Varsovie, il y a huit jours, Napoléon vit aux côtés des soldats. Il voit. Il entend les plaintes. Du pain, réclament-ils. Et même la paix !
Les ventres sont creux, les paupières sont brûlées par le froid.
« Officiers d'état-major, colonels, officiers ne se sont pas déshabillés depuis deux mois, et quelques-uns depuis quatre, explique encore Napoléon à son frère aîné. J'ai moi-même été quinze jours sans ôter mes bottes... Au milieu de ces grandes fatigues, tout le monde a été plus ou moins malade. Pour moi, je ne me suis jamais trouvé plus fort, et j'ai engraissé. »
Il descend de cheval. Les rescapés des charges se regroupent. Les corps des hommes et des chevaux abattus se sont amoncelés au-delà du pont.
Hoff est un point stratégique. Il commande la route d'Eylau et de Königsberg. Et c'est pour cela que Bennigsen résiste, organise une contre-attaque. Si Hoff tombe, il devra cesser de fuir, accepter la bataille. Enfin.
Napoléon lance un ordre à un aide de camp. Que les cuirassiers du général d'Hautpoul chargent.
Il les voit passer, énormes, serrés dans leurs gilets de fer, avec un casque surmonté d'une houppette et d'une crinière noire. Leurs lourds chevaux à l'énorme poitrail dévalent la pente. Ils s'élancent, le pont tremble, la terre résonne. La mitraille russe les décime mais ils continuent, enfoncent les lignes.
Les bataillons russes s'égaillent dans le bois. Hoff tombe. La route d'Eylau est ouverte. C'est à Eylau qu'on se battra.
D'Hautpoul vient rendre compte, cavalier qui domine Napoléon de sa haute taille.
Napoléon l'embrasse devant les troupes.
- Pour me montrer digne d'un tel honneur, lance d'Hautpoul, il faut que je me fasse tuer pour Votre Majesté.
Napoléon fixe d'Hautpoul.
Comme tous ces cavaliers vers lesquels d'Hautpoul se tourne pour clamer :
- Soldats, l'Empereur est content de vous. Il m'a embrassé pour vous tous. Et moi, soldats, moi, d'Hautpoul, je suis si content de mes terribles cuirassiers que je vous baise à tous le cul.
Des vivats résonnent dans le ravin rempli de morts.
C'est la loi de la vie. Jusqu'à aujourd'hui.
Il fait nuit. Le froid est intense. Napoléon va et vient autour d'un brasier allumé par les soldats de sa Garde. Il a les mains derrière le dos. Il vient de traverser Hoff, conquis. Les rues étaient jonchées de morts, les maisons pleines de blessés.
Il murmure :
- La guerre est un anachronisme. Les victoires s'accompliront un jour sans canons et sans baïonnettes.
Il s'assoupit quelques minutes, assis au bord du feu, puis il donne l'ordre d'avancer vers Eylau.
Le jour se lève, clair. Le froid est vif, mais le soleil luit.
Il parcourt le plateau de Ziegelhof, regarde autour de lui, ordonne d'établir son bivouac. La Garde va camper tout autour.
Il prend une prise, parle calmement.
- On me propose d'enlever Eylau ce soir, dit-il au maréchal Augereau, mais, outre que je n'aime pas les combats de nuit, je ne veux pas pousser mon centre trop en pointe avant l'arrivée de Davout qui est mon aile droite, et de Ney qui est mon aile gauche.
Il dévisage les membres de son état-major.
- Je vais donc les attendre jusqu'à demain matin sur ce plateau, qui, garni d'artillerie, offre à notre infanterie une excellente position.
Il pense à Iéna, au plateau du Landgrafenberg.
- Puis, reprend-il, quand Ney et Davout seront en ligne, nous marcherons tous ensemble sur l'ennemi.