Il fait encore quelques pas, puis il ajoute :
- Après tout, ils auront beau retrancher, supprimer, mutiler, il leur sera bien difficile de me faire disparaître tout à fait ! Un historien français sera pourtant bien obligé d'aborder l'Empire ; et s'il a du cœur, il faudra bien qu'il me restitue quelque chose, qu'il me fasse ma part, et sa tâche sera aisée car les faits parlent et brillent comme le soleil.
Il rentre, recommence à dicter. Il tousse. L'humidité imprègne les murs, il fait froid, et tout à coup c'est un coup de vent sec qui brûle, comme un souffle du désert. Puis voici le brouillard. La sécheresse de l'air fait surgir de la terre une vapeur humide, c'est l'eau des averses précédentes que le sol détrempé dégage ainsi.
Il s'emporte.
- Dans cette île maudite, on ne voit ni soleil ni lune pendant la plus grande partie de l'année, toujours de la pluie et du brouillard !
Il grelotte. Lorsqu'il marche, le souffle lui manque. La nuit tombe. Il murmure : « Encore un jour de moins. »
Mais commence alors le temps qui paraît éternel de la nuit. Il lit. Il se lève. Marchand ou Ali l'éclairent, lui apportent à boire. Il est en sueur. La toux s'obstine. Il suffoque. Il a mal au côté gauche. Il marche dans les petites pièces.
Où vont ces jours et ces nuits ? Quel est le but, sinon la mort ?
- J'ai besoin d'être poussé, dit-il ; le plaisir d'avancer peut seul me soutenir.
Travailler, travailler donc.
Il dicte. Il se fait relire le récit de ses campagnes. Il lit, puisqu'une partie des ouvrages de sa bibliothèque a été enfin débarquée. Mais les Anglais ouvrent sa correspondance, cherchent à l'humilier.
Il est indigné. Geôliers mesquins et sordides !
Il est assis à table. Sa petite Cour l'entoure. Il exige que, pour le dîner, on revête les uniformes, on arbore les décorations, que Mmes Montholon et Bertrand se présentent en robes de cérémonie. L'étiquette, le respect des apparences, la discipline sont une façon de demeurer ce que nous sommes. Tout s'est réduit autour de nous. Plus de palais, plus de chambellans et de courtisans. Préservons ce qui dépend de nous.
Brusquement, il se lève, s'emporte.
- À quel infâme traitement ils nous ont réservés ! Ce sont les angoisses de la mort ! À l'injustice, à la violence, ils joignent l'outrage, les supplices prolongés ! Si je leur étais si nuisible, que ne se défaisaient-ils de moi ? Quelques balles dans la tête et dans le cœur eussent suffi ! Il y eût eu du moins quelque énergie dans le crime.
Il montre la vaisselle impériale, qu'enfin les marins du
- Si ce n'était vous autres, vos femmes surtout, je ne voudrais recevoir ici que la ration du simple soldat, dit-il.
Il a un rictus de mépris.
- Les souverains d'Europe m'appelaient leur frère. L'empereur d'Autriche était mon beau-père, murmure-t-il. Or, on ne me donne aucune nouvelle de mon fils. On laisse polluer en moi le caractère sacré de la souveraineté ! Je suis entré vainqueur dans leurs capitales ; si j'y eusse apporté les mêmes sentiments, que seraient-ils devenus ?
On se lève de table. Mme Montholon passe dans ce qu'on appelle le salon. Elle va jouer au piano et chanter quelques airs. Il faut que le temps passe, que la nuit soit le plus largement entamée. Il fait taire de la main les bavardages, les querelles qui commencent.
- Vous m'avez suivi pour m'être agréable, dites-vous ? lui lance Napoléon. Soyez frères ! Autrement, vous ne m'êtes qu'importuns ! Vous voulez me rendre heureux ? Soyez frères ! Autrement, vous n'êtes qu'un supplice ! Je veux que chacun ici soit animé de mon esprit. Je veux que chacun soit heureux autour de moi.
Bertrand ergote, discute le propos.
- Aux Tuileries, vous ne m'auriez pas dit ça !
- Pauvre et triste humanité, dit-il en sortant de la pièce. L'homme n'est pas plus à l'abri sur la pointe d'un rocher que sous les lambris d'un palais ! Il est le même partout ! L'homme est toujours l'homme !
Il s'arrête sur le seuil de sa chambre. Il voit, placés sur un guéridon, le portrait de Marie-Louise et celui de son fils que Marchand a disposés, tentant de reconstituer un décor familier.
Il ne veut pas penser à Marie-Louise.
Il dit à mi-voix :