Il monte sur le pont. À dîner, l'amiral Cockburn et les officiers anglais portent un toast. Puis, au salon, il joue avec Cockburn au vingt et un, gagne près de cent napoléons, interrompt le jeu, parce qu'il est sûr qu'il pourrait dépouiller l'amiral et qu'il s'y refuse. Il fait quelques pas avec Las Cases.
- J'avais le goût de la fondation et non celui de la propriété, dit-il. Ma propriété à moi était dans la gloire et la célébrité. Le Simplon pour les peuples, le Louvre pour les étrangers m'étaient plus à moi une propriété que des domaines privés. Je me surprenais parfois à trouver que les dépenses de Joséphine, dans ses serres ou sa galerie, étaient un véritable tort pour mon jardin des Plantes ou mon musée de Paris.
Il s'assied sur l'affût de canon où il a pris l'habitude de prendre place.
- C'est après la victoire de Lodi, murmure-t-il, qu'il me vint dans l'idée que je pourrais bien devenir, après tout, un acteur décisif sur notre scène politique. Alors naquit la première étincelle de la haute ambition.
Quarante-six ans ! Maintenant tout est joué. Il regarde les enfants de Montholon et de Bertrand qui courent sur le pont.
Il a un fils. Et il est seul.
Mais tant qu'il y aura des hommes, on se souviendra de son destin. Il en est persuadé. Il le veut.
Il saisit le bras de Las Cases, l'entraîne vers la poupe.
- Je n'ai point usurpé de couronne, dit-il. Je l'ai relevée dans le ruisseau. Le peuple l'a mise sur ma tête, qu'on respecte ses actes !
Parfois la nausée le prend. Il y a tempête alors qu'on fait relâche à Madère. Et puis c'est l'immobilité, les voiles tombant, mortes, dans la moiteur du golfe de Guinée.
On fouette des marins que la longueur du voyage pousse à l'indiscipline et à la grogne. Il s'indigne. Quelle est cette manière barbare et stupide de commander aux hommes ?
Monotonie des jours. Ne pas céder. Rester soi. Ne pas s'émouvoir quand un énorme requin qu'on vient de pêcher et de jeter sur le pont se débat et l'éclabousse de sang.
Il se souvient de Duroc.
Il regarde une carte, comme il l'a fait tant de fois la veille d'une bataille. Voilà Sainte-Hélène, un îlot de cent vingt-deux kilomètres carrés, d'à peine trois mille quatre cents habitants et soldats, dont plus de la moitié d'esclaves, à près de deux mille kilomètres de la côte africaine, et à plus de deux mois de navigation de l'Angleterre !
Et c'est déjà le samedi 14 octobre 1815. Le vent, enfin, s'est mis à souffler. Les voiles sont gonflées. L'homme de vigie crie. La terre est en vue. Puis le vent tombe, et la mer sous la lune redevient cette plaque noire et lisse.
Il se lève à l'aube, va vers la proue. Il voit des falaises sombres, puis, dans une entaille, une petite ville, quelques maisons aux toits rouges, le clocher d'une église, des palmiers et, de part et d'autre de cette vallée encaissée, sur les hauteurs, des canons. C'est Jamestown, la seule agglomération de l'île.
Il appelle Las Cases. Il faut travailler comme chaque jour. Il entre dans sa cabine, demande à Las Cases de lui relire ce qu'il a dicté la veille, puis reprend.
« Je revins de la campagne d'Italie n'ayant pas trois cent mille francs en propre ; j'eusse pu facilement en rapporter dix ou douze millions, ils eussent été les miens. Je n'ai jamais rendu de comptes, on ne m'en demanda jamais. Je m'attendais à mon retour à quelque grande récompense nationale, mais le Directoire fit écarter la chose. »
Mais il y a toujours une issue. Toujours une bataille à conduire. Jusqu'à ce que la mort vous prenne.
La coque du
Il monte sur le pont. L'île est noire, hostile. On y débarquera demain, explique l'amiral.
- Ce n'est pas un joli séjour, dit Napoléon en se tournant vers le général Gourgaud.
Il montre les falaises, les amoncellements de rochers.
- J'aurais mieux fait de rester en Égypte ! lance-t-il d'un ton ironique.
Puis il se dirige vers sa cabine, les mains croisées derrière le dos.
35.
Il est assis sur le rebord du lit, dans ce réduit étouffant au premier étage de l'auberge de Porteous House, située à quelques centaines de mètres des quais du port de Jamestown.