Il regarde vers l'est. Cette ligne noire à l'horizon, c'est la Bretagne. Adieu, la France. Mais il ne s'abandonne pas à la nostalgie ou à l'émotion. Il est impassible. Et cela surprend les Anglais qui le guettent.
Que lui importe où il est ? À bord de ce navire anglais ? Dans cette salle à manger où l'amiral Cockburn est choqué parce que Napoléon prend sa côtelette avec les doigts, ou bien qu'il se lève quand, après quelques minutes, il a terminé son repas et que les autres sont encore tous à demeurer assis ?
Parfois, il lui semble qu'il se retrouve au temps de son enfance, perdu, seul au milieu d'une foule d'inconnus. Il ne comprend pas leur langue, il est contraint de se défendre à chaque instant contre leur moquerie - Paille-au-Nez, disaient-ils.
Il est à Autun. Il est à Brienne. Il est sur le
On ne lui arrachera pas ce qu'il a vécu. Il est entré dans Milan, dans Berlin, dans Vienne et Madrid, dans Moscou. Il a fait des rois. Il a imposé sa volonté au pape.
Toute la gloire passée lui appartient. Et sa volonté est aussi forte que celle de l'enfant de Brienne, qui ne possédait rien d'autre que son esprit.
Il commence à dicter, chaque matin à partir de onze heures, à Las Cases.
Le temps s'écoule vite. Le lendemain, Las Cases relit.
- Après tout, mon cher, dit-il à Las Cases, ces Mémoires seront aussi connus que tous ceux qui les ont devancés ; vous vivrez autant que tous leurs auteurs ; on ne pourra jamais s'arrêter sur nos grands événements, écrire sur ma personne sans avoir recours à vous.
La mer se creuse dans le golfe de Gascogne. Voici les côtes d'Espagne. Un navire apparaît. C'est le
Napoléon lit ces journaux seul dans sa cabine.
Ne pas céder à l'amertume.
Napoléon reste enfermé. Il entend les bruits des sabots des marins qui courent sur le pont. On hisse les voiles. On va s'enfoncer vers le sud, on va franchir l'équateur, connaître les chaleurs moites et immobiles du golfe de Guinée. Puis ce seront les falaises de Sainte-Hélène.
Rester soi.
Il recommence à dicter.
- J'ai confiance dans l'Histoire, dit-il. J'ai eu de nombreux flatteurs, et le moment présent appartient aux détracteurs acharnés. Mais la gloire des hommes célèbres est comme leur vie, exposée à des fortunes diverses. Il viendra un jour où le seul amour de la vérité animera des écrivains impartiaux.
Il élève la voix. Personne ne pourra effacer ce qu'il a été, ce qu'il a fait. Cela s'inscrira dans la mémoire des hommes. Il faut vivre. Ne pas céder, rester soi, pour creuser cette trace, combattre les calomniateurs, imposer sa vision aux générations futures. Égaler, surpasser même, le César de la
- Dans ma carrière, dit-il, on relèvera des fautes sans doute, mais Arcole, Rivoli, les Pyramides, Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, c'est du granit. La dent de l'envie n'y peut rien.
Ils entrent tous dans sa cabine. Et il est surpris de cette audace. Il y a là, se pressant les uns contre les autres, Montholon, Bertrand, leurs épouses et leurs enfants, Gourgaud, Las Cases et son fils. Puis, derrière eux, les domestiques, qui ont envahi la coursive.