- Est-il sûr après tout que j'aille à Sainte-Hélène ? Un homme est-il donc dépendant de son semblable quand il veut cesser de l'être ?
Il marche lentement. Il est calme. Il surprend le regard étonné du capitaine Maitland, qui l'imaginait sans doute prostré.
- J'ai parfois envie de vous quitter, reprend-il, et cela n'est pas bien difficile. Il ne s'agit que de se monter un tant soit peu la tête, et je vous aurai bientôt échappé, tout sera fini et vous irez rejoindre vos familles.
- D'autant, continue-t-il, que mes principes intérieurs ne me gênent nullement, je suis de ceux qui croient que les peines de l'autre monde n'ont été imaginées que comme suppléments aux attraits insuffisants qu'on nous y présente. Dieu ne saurait avoir voulu un tel contrepoint à Sa bonté infinie, surtout pour des actes tels que celui-ci. Et qu'est-ce après tout ? Vouloir revenir un peu plus vite.
Il écoute les arguments de Las Cases.
- Mais que pourrons-nous faire dans ce lieu perdu ?
- Sire, nous vivrons du passé ; il y a de quoi vous satisfaire. Ne jouissons-nous pas de la vie de César, de celle d'Alexandre ? Nous posséderons mieux, vous vous relirez, Sire.
Il regarde l'horizon. Tout se joue dans l'esprit. Les idées décident de tout.
- Eh bien, nous écrirons nos Mémoires, dit-il.
Il s'éloigne jusqu'au bastingage, revient.
- Oui, il faudra travailler ; le travail aussi est la faux du temps. Après tout, on doit remplir ses destinées ; c'est aussi ma grande doctrine. Eh bien, que les miennes s'accomplissent !
Il dresse la liste de ceux qui vont l'accompagner : les Montholon, les Bertrand, Las Cases et son fils.
Mais il faut encore protester, auprès de lord Keith, auprès du contre-amiral sir George Cockburn, qui a été lui aussi au siège de Toulon, qui commande le
- Je ne quitte pas ce bâtiment, le
- Oh, vous n'aurez qu'à me donner un ordre, dit-il à Cockburn.
La garde du
- Soyez heureux, mes amis. Nous ne nous reverrons plus.
Il garde le silence quelques secondes.
- Mais ma pensée ne vous quittera pas, reprend-il, ni vous ni ceux qui m'ont servi. Dites à la France que je fais des vœux pour elle.
Il rentre dans sa cabine, se couche sur son petit lit de fer aux rideaux de soie verte que Marchand a installé contre la coque. Le plafond est bas. Il entend les sabots des marins qui claquent sur le pont. Il se tourne. Près du lit, Marchand a disposé le lavabo en argent, ainsi que l'écritoire portative aux armes impériales. Les livres de la bibliothèque mobile sont à portée de main.
Il se lève. Le navire roule.
Ce mercredi 9 août 1815, le
34.
Ne pas céder. Rester soi.
Il arpente le pont du