Il prend la lettre des mains de lord Keith, la jette sur la table, puis il se calme aussitôt, regarde l'amiral anglais avec mépris.
Le gouvernement britannique n'a pas le droit de disposer de sa personne. Il en appelle au peuple britannique et aux lois de ce pays. Maitland l'a trompé. L'amiral Hotham lui a menti. « S'il m'avait dit que je serais prisonnier de guerre, je ne serais pas venu. »
- Quant à l'île de Sainte-Hélène, c'est l'arrêt de ma mort ! Que pourrai-je faire sur ce petit rocher à l'autre bout du monde ? J'aime mieux la mort que Sainte-Hélène, et à quoi vous servirait ma mort ?
Qu'on le transporte au bagne de Botany Bay, en Australie, cela conviendrait mieux !
Il se tourne vers la table, pose un doigt sur le document qu'il a pris à lord Keith.
- Et puis, dit-il, votre gouvernement n'a aucun droit à m'appeler le général Bonaparte. Je suis Premier Consul et, si l'on me reçoit, ce doit être en cette qualité. Quand j'étais à l'île d'Elbe, j'étais tout aussi souverain que sur le trône de France. J'étais souverain comme le roi l'était en France. Nous avions chacun notre drapeau. Nous avions chacun nos navires, nos troupes. Bien sûr - il rit -, mes forces étaient à l'échelle réduite. J'avais six cents soldats et il en avait deux cent mille ; enfin je lui ai fait la guerre ; je l'ai battu, je l'ai chassé du pays, je l'ai détrôné. Il n'y a rien qui puisse dans tout cela changer ma position, ou me priver de mon rang parmi les souverains d'Europe.
Il dévisage Keith. Il va écrire une protestation au gouvernement britannique.
Il commence à dicter à Las Cases.
« Je proteste solennellement ici, à la face du ciel et des hommes, contre la violation de mes droits les plus sacrés, en disposant par la force de ma personne et de ma liberté. Je suis venu librement à bord du
C'est le jeudi 4 août 1815. Le
Napoléon est couché dans sa cabine.
Faudrait-il mourir ?
Il appelle Marchand, il tend au premier valet de chambre les
- Lis.
Il tire le rideau.
Il peut du bout des doigts saisir facilement le flacon rouge attaché à son gilet. Peut-être ce poison aurait-il plus d'effet que celui pris à Fontainebleau ? Il aurait une fin digne de Plutarque.
Il hésite, s'assied sur le lit. Il revoit sa vie.
« L'infortune seule manque à ma renommée. J'ai porté la couronne impériale de la France, la couronne de fer d'Italie. Et maintenant, l'Angleterre m'en donne une autre, plus grande encore et plus glorieuse, celle portée par le Sauveur du Monde, une couronne d'épines. »
Il remonte sur le pont. Il aperçoit au loin la silhouette du
Ce n'est pas la mort qu'il craint. Mais une curiosité le retient. Qu'y a-t-il au bout de ce long voyage en mer ? Que sera la vie sur ce volcan éteint ? Il y a du mystère dans cet avenir. Il y a un défi aussi. Imposer dans le dénuement son souvenir, l'image de sa vie. Quel destin que celui qui commence en César et finit en martyr et en prophète !
Il s'interroge.
Il dit à Las Cases :