- Il faudrait que les hommes soient bien scélérats pour l'être autant que je le suppose.
Une nuit de moins. Un navire de la Compagnie des Indes a apporté les gazettes du Cap. Les journaux annoncent l'exécution de La Bédoyère, puis l'assassinat de Brune par les royalistes en Avignon.
Horreur. Injustice.
- La Bédoyère était éminemment français, murmure Napoléon. Noble, chevaleresque.
- J'ai plutôt été abandonné que trahi, dit-il. Il y a eu plus de faiblesse autour de moi que de perfidie ; c'est le reniement de saint Pierre, le repentir et les larmes peuvent être à la porte. À côté de cela, qui, dans l'Histoire, eut plus de partisans et d'amis ? Qui fut plus populaire et plus aimé ? Qui, jamais, a laissé des regrets plus ardents et plus vifs ?..
Il repense à La Bédoyère.
- Non, la nature humaine pouvait se montrer plus laide, et moi plus à plaindre !
Il sort avec Las Cases. Il croise un vieil esclave. On l'interroge. Il a été arraché à sa famille, déporté ici. Il travaille avec des gestes lents, nobles.
Napoléon écoute ses réponses que traduit Las Cases, puis s'éloigne à pas lents.
- Ce que c'est pourtant que cette pauvre machine humaine, dit-il. Pas une enveloppe qui se ressemble, pas un intérieur qui se diffère, et c'est pour se refuser à cette vérité qu'on commet tant de fautes. Cet homme avait sa famille, ses jouissances, sa propre vie. Et l'on a commis un horrible forfait en venant le faire mourir ici sous les poids de l'esclavage !
Il s'arrête de marcher, regarde Las Cases. Pas de complaisance pour soi. Il ne parle pas de lui. Il n'est pas esclave, jamais il ne le sera.
- J'ai été gâté, il faut en convenir, précise-t-il ; j'ai toujours commandé ; dès mon entrée dans la vie, je me suis trouvé nanti de la puissance, je n'ai plus reconnu ni maître ni lois. Mon cher, il ne saurait donc y avoir ici, avec cet esclave, le moindre rapport. On ne nous a point soumis à des souffrances corporelles, et l'eût-on tenté, nous avons une âme à tromper nos tyrans.
Il prend le bras de Las Cases.
- Notre situation peut même avoir des attraits ! L'univers nous contemple ! Nous demeurons les martyrs d'une cause immortelle ! Des millions d'hommes nous pleurent, la patrie soupire et la gloire est en deuil ! Nous luttons ici contre l'oppression des dieux, et les vœux des nations sont pour nous ! Mes véritables souffrances ne sont point ici ! Si je ne considérais que moi, peut-être aurais-je à me réjouir ! Les malheurs ont aussi leur héroïsme et leur gloire ! L'adversité manquait à ma carrière !
Il entraîne Las Cases vers la maison. Il faut se remettre au travail.
Le 10 décembre 1815, il entre dans le domaine de Longwood enfin aménagé. Des soldats anglais rendent les honneurs. Le tambour roule. Le cheval se cabre, et Napoléon l'éperonne.
Il saute à terre. Le plateau est balayé par le vent.
Il sort. Il aperçoit des sentinelles placées tous les cinquante pas, et formant un premier cercle de quatre milles autour de la maison et un second concentrique à douze milles. Mais il pourra chevaucher un peu ; peut-être même chasser, ou faire courir cette calèche que Cockburn a consenti à lui accorder.
Il convoque Gourgaud, Montholon, Las Cases. L'emploi du temps sera précis, et devra être respecté. Il dictera chaque matin. On se relaiera autour de lui pour prendre sous la dictée le récit de ses campagnes et de son règne. Les audiences seront réglées avec autant de minutie que dans les palais impériaux. Les dîners se tiendront à huit heures, les officiers seront en grande tenue et les dames en robes décolletées. Il donne à chaque membre de sa maison une fonction précise. Le but ?