Il pourrait s'arrêter là, écrire comme il en a envie, comme il l'a déjà fait hier : « Je crois que le petit roi m'a tout à fait oublié. Donne-lui deux baisers sur les yeux pour moi. » Mais il faut qu'il tente tout ce qui est encore possible pour éviter la guerre avec Vienne.
« Papa François ne se conduit pas trop bien, reprend-il. On veut l'entraîner contre moi. Fais appeler M. Floret, le chargé d'affaires d'Autriche, dis-lui : "L'on veut entraîner mon père contre nous. Je vous ai envoyé chercher pour vous prier de lui écrire que l'Empereur est en mesure, il a un million d'hommes sous les armes, et je prévois, si mon père écoute les caquets de l'Impératrice, qu'il se prépare bien des malheurs. Il ne connaît pas cette nation, son attachement à l'Empereur et son énergie. Dites à mon père de ma part, comme sa fille bien-aimée, et qui prend tant d'intérêt à lui et à mon pays de naissance, que si mon père se laisse entraîner, les Français seront à Vienne avant septembre et qu'il aura perdu l'amitié d'un homme qui lui est bien attaché."
« Écris-lui dans le même sens pour son intérêt plus que pour le mien, car je les vois venir depuis longtemps et je suis prêt.
« Ton Nap. »
Il a fait ce qu'il devait.
Il entre à Dresde le samedi 8 mai à huit heures du matin, alors que le soleil inonde la ville d'une lumière légère. On entend au loin la canonnade, et des fumées s'élèvent au-dessus de l'Elbe. Les Russes et les Prussiens ont brûlé les ponts dans leur retraite vers Breslau, le long de la frontière autrichienne. Ils reculent en ordre.
Tout à coup, au milieu de la rue, à quelques mètres des portes de la ville, il voit s'avancer une députation solennelle, portant les clés de la cité. Il regarde ces hommes avec mépris.
- Vous mériteriez que je vous traitasse en pays conquis ! lance-t-il. J'ai l'état des volontaires que vous avez armés, habillés et équipés contre moi. Vos jeunes filles ont semé des fleurs sous le pas des monarques, mes ennemis.
Que reste-t-il de ces guirlandes et de ces pétales ? Le fumier sur les pavés de la rue !
Son cheval piaffe. Ces notables tremblent. Mais il faut aussi se servir de la lâcheté des hommes.
- Cependant, je veux tout pardonner, reprend-il. Bénissez votre roi, car il est votre sauveur. Qu'une députation d'entre vous aille le prier de vous rendre sa présence. Je ne pardonne que pour l'amour de lui. Je veillerai à ce que la guerre vous cause le moins de maux qu'il sera possible.
Il s'installe au palais royal, au cœur de cette ville cossue et belle, dans la douceur d'un printemps qui ressemble déjà à l'été.
« On dit que tu es fraîche comme le printemps, écrit-il à Marie-Louise. Je voudrais bien être près de toi. Je t'aime comme la plus chérie des femmes.
« Nap. »
Il parcourt les rives de l'Elbe. Il passe en revue les pontonniers qui, dans ces journées chaudes, jettent un pont sur le fleuve. Il voit les hommes travailler à demi nus. Il reste immobile. Il pense à ces ponts sur la Bérézina, à tous ces hommes morts. Le général Éblé et presque tous les pontonniers n'ont survécu que quelques jours à leurs efforts surhumains.
Parfois, ainsi, des images du passé reviennent le trouver avec tant de précision qu'il ne peut s'en arracher que difficilement. À ces moments-là, il aimerait qu'un boulet vienne brusquement faire éclater sa tête.
Il passe le fleuve dès que le pont est jeté. Les Prussiens et les Russes se sont retranchés à Bautzen, sur les rives de la Spree. Il observe de loin leur position, puis il rentre à Dresde.