Mais il n'a pas d'autre atout, et c'est avec le peu qu'il tient qu'il doit jouer.
Il marche dans la grande pièce, les mains derrière le dos. Cette campagne, cette partie, c'est celle du tout ou rien. S'il gagne, il rafle toute la mise, tous les enjeux qui sont sur la table depuis qu'il règne. S'il perd, on lui prend tout. L'Angleterre remportera la guerre qu'elle mène depuis 1792 contre la France.
Tout ou rien. Voilà l'enjeu de cette année 1813.
Il se rassied.
« Je ne veux plus que tu aies mal à l'estomac, écrit-il encore à Marie-Louise, sois gaie et tu seras bien portante. Les affaires te donneront un peu d'occupation.
« L'habitude de te voir et de passer ma vie avec toi m'est bien douce.
« Adieu, ma chère Louise, aime-moi comme je t'aime, si toutefois cela est possible à la légèreté de votre sexe. Tout à toi. Ton époux.
« Nap. »
Les tambours se sont tus, le vent est tombé. Il ne va pas dormir. Trop d'ordres à dicter, trop de pensées qui tournent en lui, de décisions à prendre. Il appelle Fain, son secrétaire. Il montre la lettre qu'il a reçue de Frédéric-Auguste, le roi de Saxe, l'allié qui ne veut pas fournir de troupes, qui abandonne sa capitale, Dresde.
« Monsieur mon frère, la lettre de Votre Majesté m'a fait de la peine, commence-t-il. Elle n'a plus d'amitié pour moi ; j'en accuse les ennemis de notre cause qui peuvent être dans son cabinet. J'ai besoin de toute sa cavalerie et de tous ses officiers. J'ai dit ce que je pensais avec cette franchise que Votre Majesté me connaît. Mais quel que soit l'événement, que Votre Majesté compte sur l'estime qu'elle m'a inspirée et qui est à l'abri de tout. »
Tout ou rien.
Ce sont les armes qui décideront une fois de plus, du tout ou du rien.
Le mercredi 28 avril 1813, il a installé son quartier général dans un hôtel situé sur la place de la ville d'Eckartsberg ; à peu de distance d'Erfurt et de Weimar. Plus de deux cent mille hommes sont concentrés là, dans cette vallée de la Saale, où tombent des pluies torrentielles qui traversent les uniformes.
Napoléon se tient dans une petite pièce. Il est penché sur les cartes. Il s'agit de déboucher de la vallée de la Saale, afin d'atteindre Leipzig, puis Dresde, et de repousser les Russes et les Prussiens vers l'est, vers la Vistule. Et l'on pourra en même temps descendre l'Elbe vers Hambourg, et menacer Berlin.
Ce pays de Saxe est un carrefour qui, lorsqu'on le contrôle, permet de dominer toute l'Allemagne, celle du Nord et de l'Est. Leipzig, Dresde sont les deux verrous que Napoléon entoure d'un cercle.
Tout ou rien.
Le canon commence à tonner, se mêlant au bruit du tonnerre, de l'orage qui ne cesse pas. On se bat à Weissenfels.
Les troupes, dit-il, doivent avancer le long des deux rives de la Saale. Ce sont de jeunes recrues qui n'ont jamais vu le feu qui composent la division du général Souham. Tiendront-elles devant les cavaliers et les canons russes ?
Le vendredi 30 avril, lorsque à cheval il parcourt leurs lignes dans Weissenfels conquis, il sait qu'ils ont enlevé à la baïonnette les haies, les maisons.
« Ils en ont remontré aux vieilles moustaches, dit le maréchal Ney en s'approchant. Donnez-moi beaucoup de ces petits jeunes gens-là, je les mènerai où je voudrai. Les vieilles moustaches en savent autant que nous, ils réfléchissent. Ils ont trop de sang-froid. Tandis que ces enfants intrépides ne connaissent pas les difficultés. Ils regardent toujours devant eux, jamais à droite ni à gauche. »
Il est parmi eux. Il entend le cri de « Vive l'Empereur » qui roule. Il voit ces visages imberbes, rouges d'avoir couru, combattu, crié, tremblé, qui se tournent vers lui. Ces jeunes hommes lèvent leurs fusils. Ces jeunes hommes vont se faire tuer. Car la partie ne fait que commencer.
Tout ou rien. Il ne peut pas la perdre.
Il faut avancer vers Leipzig. Il passera par Lützen : « Si vous entendez le canon près de cette ville, écrit-il à Eugène de Beauharnais qui se trouve plus au nord, le long de l'Elbe, marchez sur la droite de l'ennemi. »