- Il y a ce que j'appelle les tricoteuses, qui détestent l'Impératrice en se rappelant les outrages qu'elles ont prodigués à la malheureuse Marie-Antoinette. Tant que j'y serai, cette lie ne bougera pas, parce qu'elle a appris à me connaître au 13 Vendémiaire, et qu'elle me sait toujours prêt, si je la prends en faute, à l'écraser.
Il se souvient quand il a dû faire face, sous-lieutenant, à la foule. Il n'a jamais aimé le désordre, les cris de la canaille. Il est soldat. Il a partout rétabli une étiquette, un cérémonial précis. Et c'est un effort de chaque instant pour maintenir le respect de ces règles. Et il s'impose à lui-même cette rigueur qui forge le caractère.
- Sire, dit Molé, rien ne bouge en votre présence, et nul n'ose ; mais quand vous n'y êtes pas, vous ne l'avez que trop appris, tout est prêt à recommencer.
- Je le sais et j'en tiens grand compte. On est et on sera plus hardi depuis le désastre de Moscou.
Il soupire.
- Il faudra bien cependant faire encore une campagne et avoir raison de ces vilains Russes, en les forçant à regagner leurs frontières et à ne plus songer à en sortir.
Il baisse la tête. Ce devoir qu'il se donne, cette nécessité qu'il doit affronter ne lui procure plus aucun enthousiasme. Il faut. Il doit. C'est tout.
- Ne vous le dissimulez pas. Sire, dit Molé, pour la première fois on ne vous verra pas partir sans une profonde tristesse et beaucoup d'inquiétudes. On vout croit nécessaire à la tête de vos armées, mais on craint que vous ne sachiez pas à quel point vous l'êtes ici.
Il sait cela.
Napoléon soupire à nouveau.
- Que voulez-vous, mon cher, dit-il, au fond je n'ai personne à mettre à ma place nulle part, ni à l'armée ni ici. Sans doute je serais trop heureux si je pouvais faire la guerre par mes généraux, mais je les ai trop accoutumés à ne savoir qu'obéir ; il n'y en pas un qui puisse commander aux autres, et tous ils ne savent obéir qu'à moi.
Il va jusqu'à la fenêtre. Il pense à cette armée perdue à Vilna par la faute de Murat. Le roi de Naples n'a pas su se faire obéir, en imposer à personne, dit-il. L'indiscipline est arrivée à son comble, après mon départ. Douze millions ont été pillés dans la caisse de l'armée à Vilna, par mes troupes ! Et il n'a plus été possible de tirer parti du soldat.
Il revient vers Molé.
- Pauvre nature humaine, toujours incomplète, dit-il d'un ton las. Combien de fautes on est obligé de punir et qui ne tiennent qu'aux habitudes de la vie où à l'organisation de celui qui les commet. Croiriez-vous que Murat n'écrit jamais à ses enfants sans mouiller son papier de grosses larmes ? Les impressions sont plus fortes que lui ! Au lieu de les dominer, il en est bouleversé.
Il va à pas lents à la fenêtre.
- Ne croyez pas que je n'ai pas le cœur sensible comme les autres hommes. Il m'a fallu une grosse habitude d'empire sur moi-même pour ne pas laisser voir d'émotion. Dès ma plus grande jeunesse je me suis appliqué à rendre muette cette corde qui chez moi ne rend plus aucun son. Sans ce travail sur moi-même, croyez-vous que j'aurais fait tout ce que j'ai fait ? Les heures volent, et dans ma position, en perdant un moment, je pouvais tout perdre, même ce que j'avais acquis.
Il croise les mains dans son dos.
- Il faut que je marche, que j'agisse, que j'avance, dit-il.
- Sire, murmure Molé, il faut que Votre Majesté revienne le plus tôt qu'elle le pourra.
Napoléon tire sa montre, sourit.
- Allons, assez causé. Il est tard, je vais me coucher.
Dormir ? Comment ? Il sent naître l'orage qui peut tout emporter. Il est calme, mais il voit si clair que cela en devient douloureux. Les nuées s'accumulent. Il sait qu'il engagera cette campagne dans les conditions les plus difficiles, avec de jeunes recrues qui n'ont jamais été au feu. Et les rapports des préfets indiquent que le nouveau sénatus-consulte, qui prévoit la mobilisation de cent quatre-vingt mille hommes supplémentaires, a été accueilli dans les campagnes comme une malédiction. On ne se rebelle pas, mais on est accablé.
D'ailleurs, il lui suffit de participer à une cérémonie ou de se rendre à l'Opéra en compagnie de l'Impératrice pour mesurer qu'on l'acclame avec une sorte de frayeur. Il est « l'Ogre », disent les pamphlets qui circulent sous le manteau et qu'on imprime en Angleterre,
Veut-on qu'il s'incline, qu'il laisse la place aux Bourbons ? Louis XVIII ne vient-il pas de rappeler ses droits au trône de France ? Mais qu'a-t-il fait pour avoir le droit de régner ? De quel pays serait-il le roi ? D'une France humiliée, vaincue, chassée de ses conquêtes, soumise à la loi d'un Alexandre Ier
ou d'un roi de Prusse !